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03 2000

Pour une Autriche pionnière d'une Europe sociale

Pierre Bourdieu

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"Mes chers amis, J'aurais voulu être avec vous ce soir à Vienne, pour participer à la manifestation de l' IG Kultur. Mais malheureusement, des empêchements importants m´empêché d'être à vos côtés. Alors, je vais employer ce moyen un peu bizarre, c´est à dire intervenir par vidéo pour être là malgré tout.

Que peut être la position d´un intellectuel, d´un chercheur français devant ce qui arrive à l´Autriche, devant ce qui arrive au peuple progressiste de l´Autriche. Je pense que les analogies que l´on fait trop systématiquement dans beaucoup de pays occidentaux à Hitler et au nazisme, c'est une référence qui est à mon avis très suspecte parce qu´elle correspond à des associations non réfléchies, et interdit, me semble-t-il, de faire une analyse. Je risque de paraître naïf, n´étant pas Autrichien, n´étant pas en Autriche, mais je pense que ce que je dis est important, au moins pour permettre aux Autrichiens de se défendre contre certaines définitions, mais je pense cependant que la référence au nazisme est superficielle et interdit de saisir la spécificité de ce qui arrive. Si on voulait une métaphore, je ne nommerais pas du tout la personne, je pense qu´elle ne doit plus être nommée ( et si j´ai une recommendation à faire aux intellectuels et aux journalistes, c'est de ne plus jamais citer le nom de ce personnage). Si ce type de personnage peut arriver au pouvoir ou être proche du pouvoir, c'est parce qu'il y a des précédents qui ne sont pas à chercher dans les années trente, mais qui sont à chercher par exemple du côté des Etats Unis dans un passé beaucoup plus récent, dans la personne de Ronald Reagan qui est un bellâtre de cinéma, un personnage de second ordre, toujours bronzé, toujours bien coiffé, comme d´autres aujourd'hui, toujours sportif, porteur d'idéologie ultra nationaliste, ultra réactionnaire, et prêt à jouer le rôle d´un fantoche au service des pouvoirs les plus conservateurs et des volontés les plus conservatrices des forces économiques. C'est-à-dire que c'est une incarnation "chic", ou même pas "chic" mais "kitsch", du laisser-faire total du pouvoir économique. On pourrait continuer, pour aller très vite, avec Margaret Thatcher, mais aussi Tony Blair qui aujourd'hui même à Lisbonne prend sur l´Europe des positions plus réactionnaires que le président français de droite.

Donc, il y a à chercher du côté de ce qui se passe dans le monde politique international de cette montée du néolibéralisme qui a été favorisé par l´effondrement des régimes soviétiques. Cette montée du néolibéralisme, qui est un simple masque modernisé du conservatisme le plus archaïque, est une forme de révolution conservatrice. Et là, il y a une analogie réelle avec les années trente; c'est une révolution conservatrice mais moderne; c'est une révolution conservatrice avec les médias, le nazisme avait ces mouvements de masse etc. Là, je pense que cette analyse qui est une esquisse très complexe doit conduire à un travail beaucoup plus approfondi pour essayer de comprendre les responsabilités. Si des phénomènes comme ceux-là sont possibles c'est qu'on est arrivé à des sociétés dans lesquelles 50% de la population sont des abstentionnistes des élections. C'est le cas aux Etats Unis où on a une situation de dépolitisation généralisée, les forces économiques sont abandonnées à elles-mêmes, et les médias se mettent au service de ce fantoche, de ce personnage kitsch qui tient les apparences d´un pouvoir politique et qui incarne en quelque sorte cette dépolitisation généralisée à laquelle elles contribuent. Les médias ont une très grande importance et je pense que les consignes de boycotte de tout soutien à l'égard des formes d´extrême droite serait important. Par exemple, Le Pen qui du jour où il a déplu aux médias a fait une crise et a disparu. Comme par hasard, il y a une corrélation très forte entre le taux de l´apparition à la télévision et le taux dans les élections. Ce qui ne veut pas dire qu'il n´y a pas un cœur incompressible de la vraie extrême droite, des fascistes. C'est le cas en Autriche, c'est le cas en France, des gens organisées, très dangereux qui sont un tout petit noyau et qu´il ne faut pas confondre avec ces gens qui peuvent être mobilisés plus largement en faveur de la mystification dans les médias. Il faudrait analyser sans faire du mea culpa collectif, c'est ridicule et ne sert à rien, il faudrait analyser les responsabilités pour essayer d´en tirer des conclusions. Les responsabilités sont les responsabilités des intellectuels. Je pense que les intellectuels se reveillent aujourd'hui. Ils se demandent en quoi ils ont collaboré. Il y a la partie des sociaux-démocrates qui ont imité jusqu'aux apparences physiques des personnages que je ne veux pas nommer; ces socio-démocrates qui ont emprunté le langage de l'extrême droite, qui ont parlé de tolérance-zéro. Nous avons un Président de la République français socialiste qui a parlé de tolérance-zéro. Nous avons un Président du Conseil socialiste qui a dit qu'il fallait renoncer aux misères du monde. Les socio-démocrates, outre qu'ils ont emprunté le vocabulaire du néolibéralisme, c'est-à-dire du néoconservatisme déguisé, ont emprunté, par pure démagogie et sur la base des sondages, un langage des plus dégouttants de l'extrémisme fascistoïde. Mais il faut continuer. Il y a le fait que toute pensée collective critique est ultra difficile. Mais il faudrait continuer. J'ai un peu honte de dire des choses aussi grossières, mais ce n'est pas facile de faire une analyse à distance.

Mais en fin de tout ça, qu'est-ce qu'on peut faire en face de cette révolution conservatrice? Evidemment on peut lutter symboliquement, on peut prolonger ces analyses, travailler, développer, etc., mais on peut aussi mettre en place des nouvelles structures de résistance et en particulier s'opposer à ces nationalismes débiles qui feraient rire si ce n'était pas aussi tragique. On peut opposer un nouvel internationalisme. Le terme internationalisme a été discrédité par l'usage qu´en a fait le régime soviétique. Mais je pense qu´aujourd´hui, dans tous les pays, toutes les victimes du néolibéralisme ont pris conscience de la nécessité de s´unir en dépassant les frontières. S´il y a une chose qui est mondialisée, c'est l´idéologie néoconservatrice et les forces qui s´expriment à travers elle. Donc, ces forces économiques internationales doivent rencontrer une résistance politique internationale. Par exemple, nous avons depuis deux mois lancé l'idée, avec des syndicats en Allemagne, en France, en Grèce, en Italie et peut-être même en Angleterre, une charte des mouvements sociaux européens, c'est à dire, une sorte de grande réunion de tous les mouvements, syndicaux biensûr, mais aussi associatives (des mouvements en faveur des sans-travail, des demandeurs d´emploi, des gens sans papiers ou sans logis, etc.). Ces mouvements se réuniraient autour de l´élaboration d´une charte de la société européenne véritablement sociale. Et cette charte pourrait être, et là déjà de l´utopie, la base d´un mouvement sociale européen ou peut-être d'une partie sociale européenne qui serait à la gauche de tous ces partis sociaux-démocrates qui sont en fait pires dans un sens que les conservateurs, dans la mesure où ils font la même politique, mais avec des apparences qui contribuent à démoraliser ou à tromper les forces de la critique politique.

Dans tout ça, que peut faire l´Autriche? Dans un sens, le malheur de l´Autriche peut être une chance pour l´Autriche et peut-être pour l´Europe. J'ai l'air de faire un renversement paradoxal du pour ou contre, mais ce n'est pas ça. Mais au fond je le crois vraiment: l´Autriche qui a été réveillée en sursaut, qui a découvert brusquement que ce n'est pas pour rire, que c'est sérieux, a vu que ce fantoche a provoqué un sursaut et a réveillé l´Europe. Evidemment c'est à ça que tous les Européens, en tout cas moi, devraient collaborer. Je pense que tout les responsables, intellectuels, syndicaux, politiques, etc. européens, en laissant de côté ces consignes débiles de boycotte, devraient être au côté des forces politiques et je pense en particulière aux jeunes. J'ai été frappé de voir dans tous les films la participation massive de tous les jeunes que l'on disait "dépolitisés" et qui sont simplement démoralisés par la politique, par les politiques, par le cynisme de la politique, par l´opportunisme de la politique. Le fascistoïde, dont on prononce sans cesse le nom, est l´opportuniste par excellence, le caméléon, mais il n'est que la limite de ces hommes politiques qui peuvent dans la même carrière aller de l'extrême gauche au centre droit et s´habiller de la rhétorique socialiste. Donc la jeunesse, qu'on dit dépolitisée, et en fait démoralisée par les politiciens, je répète, et elle attend un message politique qui ne soit pas de l'ordre "Il n'y a que faire ci, il n'y a que faire ça" comme les extrêmes droites, sans être pour autant cette espèce d´un faux réalisme que prêche les vallées de l´économie mondiale neoliberalisée.

Quel message alors? Je ne veux pas donner un programme à pied levé mais je pense que ce que nous préparons collectivement, nous publierons ce projet de charte que je souhaite voire signer par beaucoup d'Autrichiens, nous allons faire publier ce papier dans beaucoup journaux européens - autant que nous obtiendrons les complicités avec les journaux - 1. mai 2000. C'est une date symbolique. Et nous aurons une réunion en septembre pour mettre au point la charte qui sera préparée entre temps et ensuite nous espérons faire une grande réunion en mars à Athènes qui serait une sorte de - ce sont des grands mot -Etats Généraux du Mouvement Social Européen, c'est à dire la constitution d'une force politique internationale, capable de s´opposer au vrai adversaire, à la vraie force politique, c'est à dire à l´économie habillée d'une rhétorique néoliberale ou pire socio-démocrate.

Voilà donc, ce que je voulais vous dire. Je demande pardon à ceux que j'ai pu choquer, surprendre. J´espère que je n'ai pas dit des choses trop fausses et trop simplistes. En tout cas, ma conviction est entière que bizarrement l´Autriche et les Autrichiens progressistes peuvent être l'avant-garde de ce Mouvement Social Européen que nous devons absolument créer pour lutter contre les vraies forces qui menacent la démocratie, la culture, le cinéma libre, la littérature libre, etc…