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01 2007

Le double sens de la destitution

Stefan Nowotny

Traduit par Barbara Fontaine

« Que faisons-nous de ce que nous avons fait ? »[1] – L’autoréflexivité pratique de cette question prend un sens particulier lorsque « ce qui a été fait » désigne une insurrection que l’on pourrait tout à fait considérer comme « réussie », mais non pas dans le sens où le « succès » de cette insurrection consisterait en une prise de pouvoir. Si tel était le cas, la question aboutirait inévitablement à un sens univoque : une coupure « révolutionnaire » séparerait ce qu’il convient de faire à présent de cette action qui a créé, en premier lieu, les conditions préalables à ce qu’il faut faire maintenant ; et cette coupure, d’une part, ferait passer de manière plus ou moins marquée l’acte d’insurrection pour l’objet d’une écriture spécifique de l’histoire, alors que d’autre part elle dégagerait le terrain sur lequel peuvent apparaître les attributions actuelles du gouvernement (dont les fins fixées devraient rester en accord avec celles de l’insurrection). Mais qu’en est-il si aucune coupure de la sorte ne préfigurait le double sens de l’action (passée ou présente) ? S’il ne s’agissait pas de « s’approprier une vérité sur ce qui s’est passé » – une vérité qui à la fois présuppose et met en œuvre la coupure mentionnée –, mais de « sonder les nouvelles perspectives d’action qui s’ouvrent » et d’ « élaborer » le devenir qui s’articule dans ce qui s’est passé ?

 
La destitution en tant qu’ouverture : insurrection et de-stitution

Examinons la situation politico-sociale dans laquelle s’inscrivent concrètement notre question liminaire, issue d’un livre de Colectivo Situaciones, ainsi que ses implications telles que nous les avons esquissées : elle concerne l’insurrection argentine qui, devenue particulièrement manifeste les 19 et 20 décembre 2001, s’était formée au plus fort de la crise étatique, économique et financière provoquée par la politique néolibérale de Carlos Menem et, finalement, par le manque d’aides financières internationales, après que les épargnes personnelles, notamment, avaient été gelées le 1er décembre de la même année pour protéger la parité du peso argentin avec le dollar américain. Portés par une multiplicité d’acteurs sociaux allant de la classe moyenne, qui exprima par des cacerolazos (« manifestations des casseroles ») sa mauvaise humeur au sujet des épargnes gelées, aux chômeurs appartenant à divers groupes de piqueteros et à leurs formes d’action spécifiques (barricades, repas collectifs, défilés etc.), ces mouvements ont trouvé leur véritable point de ralliement, conformément à la représentation de Colectivo Situaciones qui nous intéresse ici, dans cette injonction : ¡Que se vayan todos! (« Qu’ils s’en aillent tous ! »). Cette sommation eut un certain succès dans la mesure du moins où l’on assista à une série de démissions de la part des présidents entrés en fonction à la jonction des années 2001/2002.

Mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est moins de discuter dans le détail des événements survenus en Argentine en décembre 2001[2], que d’examiner le thème qu’en dégage l’investigation militante de Colectivo Situaciones : le thème de la destitution, ou de l’insurrection destituante. La particularité de ce thème dans l’analyse de Colectivo Situaciones consiste certainement en ce qu’il défait la connexion du mouvement destituant avec le geste institutionnel spécifique qui rattache d’emblée la destitution des forces politiques régnantes à la visée ou fin politique d’une réinstitution, d’une nouvelle mise en place et distribution des organes d’exercice du pouvoir – éventuellement réformés – au sens de gouvernement :

 « Les forces souveraines et créatrices ont déclenché une rébellion à laquelle elles n’associaient aucune intention d’institution du pouvoir – comme le prévoit la doctrine politique de la souveraineté –, mais elles ont exercé leur pouvoir de destituer les forces politiques établies. C’est bien le paradoxe des journées du 19 et du 20 décembre. Un ensemble de forces instituantes qui, loin de fonder un nouvel ordre souverain, ont plutôt délégitimisé les politiques pratiquées en son nom. »

A première vue, cette suspension de la fin institutionnelle se présente comme une halte à l’endroit même qui est susceptible de provoquer l’horror vacui politique par excellence : à savoir le recul devant la vacance du pouvoir politique et de ses fonctions fondatrices de la justice et de l’ordre social. Les effets politiques de cette horror vacui sont nombreux : ils s’étendent des figures de légitimation du pouvoir autoritaire et parfois putschiste, à la tentative d’empêcher que cette vacance ne s’installe (conjuration du spectre de l’ingouvernabilité, apaisement des tensions sociales, forçage des doctrines sécuritaires etc.), en passant par les thèmes, dominants dans l’histoire de la théorie politique de gauche, du possible (r)emplissage de ce vide (prise de pouvoir révolutionnaire, renouvellement des systèmes juridiques, des appareils institutionnels, des techniques de gouvernement etc.). Ces derniers effets nous ramènent à la configuration de sens de la question « Que faisons-nous de ce que nous avons fait ? », que nous avons évoquée au début et qui implique que cette vacance ne serait rétrospectivement qu’une coupure – et donc à une configuration de sens qui est justement minée par le thème du pouvoir destituant.

Cependant, le vide n’est le vide que dans la mesure où on le jauge d’après les fonctions déjà citées du pouvoir politique et d’après la représentation des « sujets » politiques en lien avec celles-ci. S’en remettre à cette horror vacui pour analyser la destitution découplée de toute réinstitution signifierait donc que l’on assimile la question du politique, ou du pouvoir politique, à ces fonctions, c’est-à-dire en occultant une positivité sociale que j’aimerais qualifier d’apparition politique. Or c’est précisément cette question de l’apparition politique qui intéresse le Colectivo Situaciones, notamment sous la forme du « protagonisme social » :

 « La destitution est un processus de la plus grande importance. Si la politique menée par un pouvoir souverain a été réalisée jusqu’à présent dans la constitution étatique du social, l’action destituante semble être une autre façon d’exercer la politique ou d’exprimer la transformation sociale. La destitution n’implique pas une attitude apolitique : le refus de maintenir une politique représentative (de souveraineté) représente la condition – et les prémisses – d’une pensée ‘situationnelle’ et d’un ensemble de pratiques dont les potentiels de sens ne peuvent plus être exigés de l’État. »

On peut donc établir un lien entre la « pratique de la destitution qui élargit le champ du possible » et « l’exercice d’un protagonisme social qui ne se limite pas aux fonctions qui fondent la souveraineté », et qui donne la parole aux potentiels de sens évoqués, à l’écart des figures étatiques de la représentation. On peut étudier sous cette perspective, comme le montre l’analyse du Colectivo Situaciones, non seulement les manifestations, réunions de quartier, pratiques d’échange ou nouvelles formes d’organisation politique, mais aussi, par exemple, les pillages qui – pour autant que l’on soit prêt à abandonner le point de vue de l’horror vacui, qui voit exclusivement dans le pillage la preuve (finalement abstraite) que la « guerre de tous contre tous » se déclare en l’absence d’un pouvoir étatique – s’avèrent être des réseaux d’action sociaux et ambivalents, traversés par des différences et des différends et liés à des gestes d’autolimitation.[3]

La perspective du protagonisme social permet aussi de considérer les luttes politico-sociales telles que celles des sans-papiers, qui s’installent précisément sur une interface essentielle de la représentation politique de l’Etat, à savoir la relation entre la citoyenneté politique et l’appartenance à un Etat (national). Non seulement il serait manifestement absurde de considérer des émigrants sans papiers comme des « sujets révolutionnaires » visant une quelconque forme de prise du pouvoir. On ne peut pas non plus réduire les combats des sans-papiers à une lutte pour être inclus dans les appareils de représentation politique existants – à moins d’occulter la zone de partage structurelle qui existe entre les dispositifs (juridiques, économiques) de l’Etat national et de ses extensions supranationales, et entre les dispositifs des économies et des politiques mondialisées génératrices de nouvelles dépendances et formes d’exploitation, zone dans laquelle sont implantés ces combats et qui apparaît à travers eux. La destitution s’exprime ici tant dans les pratiques du « devenir invisible » (vis-à-vis du contrôle de l’Etat) qui sont reliées à des productions de savoir spécifiques et à des réseaux d’action sociaux, que dans de nouvelles formes d’organisation politique et dans l’affirmation d’une situationnalité politique nouvellement conçue.[4]

Retenons trois éléments du concept et de la pratique de la destitution telle qu’elle nous est présentée ici, trois éléments également susceptibles de mettre en lumière la question de l’apparition politique :

1) Tout d’abord, il faut libérer le concept de destitution d’une certaine grille dialectique qui s’impose peut-être à première vue : ce n’est pas le « travail de la négativité » qui est essentiellement à l’œuvre dans la destitution, mais un « non positif » (Colectivo Situaciones), qui en rejetant une certaine figure de la représentation actualise en même temps – et non pas seulement au moment d’une prise de pouvoir ou d’une influence transformatrice excercée sur les fonctions politiques institutionnelles – une affirmation « autotransformatrice », génératrice de nouvelles pratiques et modes de subjectivation, d’où le « non » tire toute sa force. Ainsi comprise, la destitution ne vise pas une réinstitution de la plénitude du pouvoir, elle n’est pas non plus un simple refus au sens d’une désimplication, mais elle renvoie avant tout à une pratique sociale.

Ce thème n’est pas entièrement nouveau, même s’il acquiert dans notre contexte une nouvelle actualité. C’est un thème essentiel de Walter Benjamin dans son article de 1921 sur « La Critique de la violence », où il apparaît à travers la question de la positivité de la grève. Plus précisément, Benjamin oppose la « grève générale prolétarienne » à la « grève générale politique », qui cherche seulement à imposer des fins extérieures au travail et à l’action de grève et n’entraîne donc elle-même aucune transformation du travail et de l’action. En revanche, la grève générale prolétarienne échappe, écrit Benjamin, au « va-et-vient dialectique » des formes historico-politiques de la violence qui se poursuivent à travers la fondation et la conservation du droit, dans la mesure où elle équivaut à un « changement radical que cette sorte de grève a moins pour but de provoquer que d’accomplir ».[5] La logique d’action qui est décrite ici est celle d’une de-stitution qui ne se réfère pas d’emblée à une restitution ou réinstitution performative d’un encadrement modifié de l’action, mais à l’ouverture d’un champ de possibilités d’action qui se transforment.[6]

2) Il convient néanmoins d’éviter un malentendu qui se présente souvent sous forme d’un romantisme social, mais qui repose en tout cas sur une certaine variante – souvent teintée de spinozisme – des conceptions métaphysiques et théoriques du droit naturel : il consiste à penser que cette affirmation serait nécessairement et déjà émancipatrice en soi. Le livre de Colectivo Situaciones que nous avons cité plus haut n’est pas tout à fait affranchi de ce malentendu, toutefois il apporte la preuve limpide des problèmes que pose une telle perspective :

 « On a d’abord entendu dans les quartiers de Buenos Aires, puis sur la place de Mai, les slogans les plus divers. ‘Ceux qui ne participent pas sont des Anglais.’ – ‘Ceux qui ne participent pas sont des militaires.’ Ou : ‘Traîtres à la patrie, au mur.’ – ‘Cavallo, tu es un porc.’ – ‘Argentine, Argentine.’ Et la phrase que l’on a le plus entendue le 19 décembre : ‘L’état de siège, vous pouvez vous le mettre au cul.’ Et plus tard le premier ‘Que se vayan todos.’ Ce pot-pourri de slogans a fait ressurgir dans le présent les combats du passé. »

En même temps que ces combats du passé réapparaissent aussi, comme on le voit, les nationalismes et chauvinismes du passé. Non seulement le caractère indéterminé de l’affirmation – ou « confirmation collective du possible » – au sein du mouvement destituant est ouvert aux codifications les plus diverses, mais elle se trouve aussi portée par des ambivalences et des structurations d’affect historico-politiques qui ne sont nullement émancipatrices en soi ni un pur présent combatif (pas plus qu’elles n’engendrent, comme le prétend l’autre variante de la théorie du droit naturel – disons, pour simplifier, la variante hobbesienne –, un chaos de pure violence) ; elles sont plutôt imprégnées d’une réactualisation des combats politiques et personnels du passé, lesquels prêtent à ce qui est possible une réalité préformée ainsi que des frayages ré-actionnaires au sens littéral.

3) Il semble d’autant plus important de prêter attention à la différence que les textes cités plus haut introduisent dans une série de concepts politiques : ils mentionnent des « forces souveraines et créatrices » qui ne prétendent pas fonder un « nouvel ordre souverain », des « forces instituantes » qui ne sont rattachées à aucune « intention d’institution ». Nous pouvons sûrement nous entendre sur cette différence qui transparaît dans la terminologie à partir de la différence, souvent citée dans la théorie politique actuelle, entre potentia et potestas. Mais il convient par la suite de mettre en avant la question de l’institution, dont la virulence est manifestement en rapport avec le thème qui est notre point de départ : celui de la destitution et de son rapport avec l’élargissement du « champ du possible ».

 
La destitution comme destruction : la condition du sujet, la subjectivation et la question de l’activité instituante

Considérons tout d’abord une signification du concept de destitution qui semble en contradiction avec ce qui a été dit précédemment. Dans le dernier chapitre de son livre Ce qui reste d’Auschwitz, Giorgio Agamben esquisse une interprétation des modalités de la possibilité (pouvoir être), de la contingence (pouvoir ne pas être), de l’impossibilité (ne pas pouvoir être) et de la nécessité (ne pas pouvoir ne pas être), qui libère ces modalités de leur ancrage classique dans la logique et l’ontologie, et se réfère à une théorie de la subjectivité. Agamben considère les deux premières – possibilité et contingence – comme des « opérateurs de la subjectivation ». A l’inverse « l’impossibilité, comme négation de la possibilité […] et la nécessité en tant que négation de la contingence » seraient « les opérateurs de la désubjectivation, de la destruction et de la destitution du sujet »[7]. La destitution signifie ici – Agamben emprunte le concept à Primo Levi qui évoquait l’expérience de la « destitution extrême » (destituzione estrema) dans les camps nazis de concentration et d’extermination – tout autre chose qu’un pouvoir destituant ; elle qualifie plutôt une impuissance qui n’est pas simplement l’absence de toute faculté, mais l’expérience de la dissociation destructrice du sujet par rapport à ses capacités d’accomplissement, l’expérience de la désubjectivation qui atteint la limite de la faculté d’expérience :

 « [La possibilité et la contingence] constituent l’être dans sa subjectivité, donc, en dernière instance, comme un monde qui est toujours mon monde, parce qu’en lui la possibilité existe, touche (contingit) à la réalité. Nécessité et impossibilité, au contraire, définissent l’être dans son intégrité et son opacité, pure substantialité sans sujet – donc, à la limite, un monde qui n’est jamais mon monde, parce qu’en lui la possibilité n’existe pas. »[8]

Inutile de dire qu’un monde qui est seulement mon monde dans la mesure où la possibilité existe en lui est aussi le seul monde ouvert au changement, c’est-à-dire un monde dans lequel « un autre monde » est possible. Mais un monde, aussi, qui risque par principe d’être aménagé en une « pure substantialité » détruisant toute possibilité.

Les réflexions d’Agamben ne rétablissent nullement les conceptions classiques de la théorie du sujet. Elles s’essaient plutôt, depuis l’extrême de sa destruction, à une pensée de la subjectivité vivante qui n’est qu’un autre nom pour la faculté – historiquement et politiquement située – de la subjectivation, pour un « champ de force toujours déjà traversé par les courants […] historiquement déterminés de la puissance et de l’impuissance, du pouvoir-ne-pas-être et du ne-pas-pouvoir-ne-pas-être. »[9] Cette faculté de subjectivation est soumise à la condition d’une passivité fondamentale sur laquelle reposent ses possibilités spécifiques ainsi que leur capacité d’élargissement, mais qui est aussi le lieu de sa confiscation, de sa violation et de sa destructibilité sans limites.[10] C’est donc précisément là que se s’inscrit la théorie du témoignage que Agamben élabore en rapport avec les passages cités et également à partir d’une interprétation spécifique du problème de la référence linguistique en tant que contingence actualisée par le langage touchant au réel. Il n’est pas possible ici de s’attarder davantage sur cette théorie ; nous nous contenterons donc de renvoyer au rapport entre la possibilité du témoignage et celle de la résistance, qui est implicitement en jeu en lui.[11]

Ce qui est néanmoins déterminant pour les réflexions que nous menons ici, c’est que le concept de destitution, qui apparaissait auparavant comme un pouvoir destituant, comme la désignation d’une faculté de subjectivation – qui libère les possibles –, renvoie désormais à une condition du sujet qui expose toute faculté de subjectivation non seulement à la négation ou à la représentation « aliénante », mais aussi à l’extrême de sa destruction systématique. En effet, l’analyse d’Agamben ne se réfère pas simplement au vis-à-vis d’une « politique représentative » dans un sens certes situationnel mais tout de même généralisable à maints égards ; elle se réfère à l’appareil institutionnel d’une politique d’extermination industrialisée qui met directement la main sur ceux qu’elle persécute et échappe à toute généralisation ; d’une politique, néanmoins, qui a sans nul doute mobilisé ses propres figures de la représentation – surtout antisémites – et accompli son travail d’extermination en mobilisant toujours des stratégies de l’extermination symbolique. Dans l’expérience des camps nazis, la destitution signifie, pour reprendre une formule d’Adorno, « pire que la mort » [12], à savoir la désintégration de l’existence subjective par l’exercice de tout le pouvoir institutionnel.

Pourtant, le situationnel ne se décide pas, en fin de compte, au niveau de ce qui est « généralisable » mais de ce qui est « généralement valable » dans un autre sens, c’est-à-dire de ce qui est actualisable dans toute situation ou privé de ses possibilités d’actualisation.[13] Le problème face auquel nous place l’analyse d’Agamben est donc finalement celui de l’intrication entre le double sens de l’ « institution » (en tant que fonctif de la représentation politique qui aménage, régule, limite et administre – même là où elle met en œuvre une volonté de destruction – les marges de manœuvre du possible, d’une part, et d’autre part en tant que pratique instituante) et le double sens de la « destitution » (en tant que dégagement d’un « champ du possible » et destruction de la possibilité – toujours contingente – de la subjectivation en tant que telle). En ce sens, institution et destitution ne sont absolument pas dans un rapport d’opposition dialectique comme celui qui, depuis longtemps, fait de l’insurrection un problème de théorie politico-juridique insoluble.[14] Il faudrait plutôt partir d’un rapport d’implication complexe qui ouvre le champ des luttes politiques et qui, pour revenir à notre sujet initial, fait surgir au sein de l’insurrection destituante un facteur instituant qui n’est pas une fin.

On pourrait extraire par conséquent de la destitution en tant que « pouvoir destituant », en dépit de l’opposition conceptuelle apparente, les contours d’une activité instituante qui entretient une différence émancipatrice avec les appareils institutionnels qui restreignent le champ du possible, et qui, pour le reste, n’est peut-être pas concevable au niveau des conceptualisations de la « constitution » – que l’on a largement passées sous silence ici. En ce sens, il convient de ne pas se précipiter en considérant la notion de « forces instituantes » (Colectivo Situaciones) comme un exemple de « nouvelle constitution de la multitude »[15], mais plutôt de la prendre au pied de la lettre. Il est possible que la misère si souvent déplorée des institutions politiques (et pas seulement directement politiques) s’explique par le fait que la fonction des institutions a le plus souvent été considérée comme étant dépendante d’une constitution au sens d’une composition préalable. Et c’est peut-être aussi la raison pour laquelle l’opposition entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, qui tente incontestablement de contourner l’antériorité de la composition, soulève un paradoxe pratique[16] (celui de la République perpétuellement « constituante ») qui laisse peu de marge à une nouvelle compréhension de l’institution ou de l’instituant. Mais on pourrait justement, à ce stade, se risquer à une nouvelle conception de l’instituant qui, loin d’ignorer la critique de l’institutionnel et le pouvoir de la destitution, envisagerait à partir de ces derniers une positivité de l’activité instituante.

Maurice Merleau-Ponty, dans ses cours donnés au Collège de France en 1954/55 sur la question de l’institution, a placé le concept d’institution non pas dans un rapport hiérarchique et fonctionnel au concept de constitution, mais dans un rapport d’opposition. Les réflexions de Merleau-Ponty partent d’une critique de la philosophie de la conscience (et du privilège que celle-ci accorde à un sujet constituant) qui reste inscrite dans la langue dans laquelle sont conçues ces réflexions. On peut cependant les lire dans le sens de la pensée d’une faculté de subjectivation telle que nous l’avons esquissée plus haut, et en particulier elles visent explicitement une pensée de la subjectivité dans sa temporalité politico-sociale :

 « Si le sujet était instituant, non constituant, on comprendrait […] qu’il ne soit pas instantané, et qu’autrui ne soit pas seulement le négatif de moi-même. Ce que j’ai commencé à certains moments décisifs ne serait ni au loin, dans le passé, comme souvenir objectif, ni actuel comme souvenir assumé, mais vraiment dans l’entre-deux, comme le champ de mon devenir pendant cette période. Et ma relation avec autrui ne se réduirait pas à une alternative : un sujet instituant peut coexister avec un autre, parce que l’institué n’est pas le reflet immédiat de ses actions propres, peut être repris ensuite par lui-même ou par d’autres sans qu’il s’agisse d’une recréation totale, et est donc entre les autres et moi, entre moi et moi-même, comme une charnière, la conséquence et la garantie de notre appartenance à un même monde. »[17]

C’est bien, semble-t-il, de ce champ collectif du devenir qu’il s’agit – transposé dans la langue du politique – dans la question initialement citée, « Que faisons-nous de ce que nous avons fait ? », c’est bien son ouverture que vise le pouvoir de la destitution, et ce sont bien ses potentiels de sens que les figures des structures institutionnelles existantes ne peuvent pas honorer. Il peut apparaître dans des événements comme ceux des 19 et 20 décembre 2001, et pourtant il n’existe pas indépendamment d’une activité instituante qui ne se fond pas dans ces événements et qui ne prend pas fin avec eux.

 
Je tiens à remercier Birgit Mennel et Gerald Raunig pour leur première lecture approfondie de ce texte ainsi que pour toutes les indications et les conseils qu’ils m’ont donnés.



[1] Colectivo Situaciones, Apuntes para el nuevo protagonismo social, Buenos Aires, Ediciones De Mano en mano, 2002. Toutes les citations du Colectivo Situaciones proviennent de ce livre et sont tirées de la traduction allemande : ¡Que se vayan todos! Krise und Widerstand in Argentinien, Berlin, Assoziation A, 2003.

[2] Voir à ce sujet, outre le livre de Colectivo Situaciones : Hugo Moreno, Le Désastre argentin. Péronisme, politique et violence sociale (1930–2001), Paris, Editions Syllepse, 2005, pp. 177–200, ainsi que les analyses rétrospectives de « Argentiniens (Post-)Krise: Symbole und Mythen », kultuRRevolution, n°51, 1/2006.

[3] Ainsi le récit d’une mère dont le fils a participé, avec quelques autres personnes, au pillage d’une boucherie : « Mon fils a raconté que certains avaient commencé à se jeter sur la caisse. Il a donc jeté la caisse par terre pour que les autres ne puissent pas récupérer l’argent mais seulement les aliments dont ils avaient besoin. Une dispute a commencé et mon fils est parti. Mais avant il a pris de la nourriture pour nous tous et a même rapporté un fromage. »

[4] Voir l’affirmation du « local » comme un reflet comprimé du global vers la fin de la « Déclaration de l’Ambassade Universelle », le document fondateur de l’Ambassade Universelle à Bruxelles (www.universal-embassy.be ; malheureusement, cette déclaration n’est pour l’instant pas accessible en ligne [9. 1. 2007]).

[5] Voir Walter Benjamin, « Critique de la violence », in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, pp. 210–243, ici pp. 242 et 231; Benjamin emprunte les concepts de grève générale prolétarienne ou politique à l’œuvre de Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1908).

[6] Voir à ce sujet Werner Hamacher, « Afformativ, Streik », in Ch. L. Hart Nibbrig (éd.), Was heißt « Darstellen »?, Francfort/M., Suhrkamp, 1994, pp. 340–371, notamment p. 360.

[7] Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Paris, Rivages, 1999, p. 160.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 160 sq.

[10] Voir Maurice Blanchot, « L’indestructible », in L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, surtout p. 200, et Sarah Kofman, Paroles suffoquées, Paris, Galilée, 1987. – Sur un plan théorique, la pensée d’Agamben est en même temps en dialogue permanent avec ce « certain vitalisme » des théorisations poststructuralistes inspirées par exemple par Foucault ou par Deleuze, qui rejette toute substantialisation de la « vie » pour voir cependant dans ce concept le signe des processus de subjectivation immanents (autoaffection : « auto »-actualisation et « auto »-effectuation).

[11] Rapport que l’on trouve déjà formulé en 1933 dans le drame de Ferdinand Bruckner, Die Rassen (in : F.  Bruckner, Dramen, Vienne/Cologne, Böhlau, 1990, pp. 345–443; trad. Française : Les Races, Paris, L’Illustration, 1934) : « HELENE C’est notre unique et misérable résistance… / KARLANNER (hoche la tête) Tu luttes / HELENE …pour que rien ne soit étouffé, pour que tous les témoignages soient conservés » (p. 418 de l’édition allemande). Même en 1933, il n’était guère possible de reconnaître toute la portée de cette connexion, qui provoque après Auschwitz une rupture dans la compréhension du témoignage.

[12] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 1992, p. 290.

[13] Voir à ce sujet la distinction entre l’hypothèse – qui fait abstraction de la situationnalité – que les fins (justes) sont, grâce au droit, « généralisables » et le fait d’être «  généralement valable », dans un sens qui dépend chaque fois de la spécificité d’une situation donnée, comme critère de la justice chez Walter Benjamin (op. cit. p. 234; la traduction française utilise les mots « universalisable » et « universellement valable » pour rendre les termes allemands verallgemeinerungsfähig et allgemeingültig) ; il serait d’ailleurs bon que tous ceux qui pensent – dans une intention critique ou non – qu’Agamben assimile le monde actuel à un camp nazi considèrent cette distinction.

[14] Voir à ce sujet mes réflexions concernant la condamnation de l’émeute par Kant in « La condition du devenir-public », transversal web journal, http://eipcp.net/transversal/1203/nowotny/fr (9. 1. 2007), ainsi que l’exposé d’Agamben sur la question d’un « droit à la résistance » in Etat d’exception, Paris, Seuil, 2003, pp. 24 sq.

[15] Ainsi s’exprime Toni Negri dans une analyse du livre de Colectivo Situaciones, voir www.generation-online.org/t/sitcol.htm (9. 1. 2007).

[16] Voir Toni Negri, « Repubblica Costituente. Umrisse einer konstituierenden Macht », in T. Negri / M. Lazzarato / P. Virno, Umherschweifende Produzenten. Immaterielle Arbeit und Subversion, Berlin, ID Verlag, 1998, pp. 67–82, notamment p. 80.

[17] Maurice Merleau-Ponty, « L’ ‘institution’ dans l’histoire personnelle et publique », in L’Institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954/55), Paris, Belin 2003, p. 123.