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04 2007

Après 1968

Remarques sur la singularité et la politique minoritaire

Katja Diefenbach

Traduit de l’allemand par Denis Trierweiler

En 1977, Foucault a écrit : « N’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable[1]. » Par cette réprobation des bureaucrates de la révolution et des passions tristes des militants, Foucault tentait de conjurer la symptomatique politique positive de 1968. A ses yeux, le soulèvement des années 1967-1968 représentait davantage qu’une seconde conjoncture freudo-marxiste ; il était une incision dans le politique même, dans lequel une analyse modifiée du pouvoir rencontrait un modèle modifié du soulèvement. Théoriquement, cette incision consistait en un détournement d’une conception du pouvoir organisée autour d’une loi d’assimilation progressive, qui ne parvient pas à la conscience des sujets eux-mêmes, et qui est garantie par un appareil d’Etat répressif. Pratiquement, elle consistait à se détourner d’une politique orientée en fonction du primat d’un parti directif, de l’organisation d’une classe et de la destruction de l’appareil d’Etat, laquelle devait être accompagnée de l’édification d’une puissance d’Etat prolétarienne ; bref, elle consistait en un détournement des préalables stratégiques de la théorie de l’Etat marxiste et du primat de la répression et de l’idéologie dans la pensée du pouvoir. Avec les événements de mai 1968 avait émergé une nouvelle potentialité du politique, qui prenait congé du modèle révolutionnaire léniniste. Cette potentialité résidait dans un modèle minoritaire et moléculaire de la rupture et se condensait dans la question de savoir comment des formes diverses de désirs qui traversent une situation peuvent développer leurs forces et devenir plus intensives dans le renversement de l’ordre social. C’est pourquoi l’une des controverses centrales autour de ce programme politique consistait bien sûr dans la problématisation de ce qu’est le désir, de ce que l’on entend par là et des relations dans lesquelles il se trouve. Deleuze, qui est celui qui a travaillé le plus intensément sur la question de la minorité et du désir, parle de forces a-subjectives qui se lient à chaque fois spécifiquement de manière historique, et dépassent la situation qu’elles traversent. Théoriquement, ceci le place devant la difficulté d’avoir conçu une force constituante préalable, ce qu’il tente simultanément de corriger : le désir n’existerait jamais spontanément ou naturellement ; il serait historiquement déterminé et serait l’effet de ses propres liaisons, par où il commence à s’approcher d’un cercle clos[2].

Il est apparu dans les développements postérieurs à 1968, que dans ce modèle de politique minoritaire, l’élément déterritorialisant, c’est-à-dire libérateur et allant de l’avant du capitalisme avait été surévalué, que l’on pensait encore dans le sens d’un effondrement au sein même du capitalisme, qui correspondait à la conception que ce dernier ne serait un jour plus en mesure de marchandiser le désir par lui mobilisé ad infinitum et à l’intégrer à l’ordre. En outre, il était apparu que l’on en était venu à une dangereuse collusion entre le modèle minoritaire et le modèle des cadres, dans la discipline duquel des développements historiques très divers s’étaient insérés, parmi lesquels il faut compter aussi bien la poussée du messianisme et sa conception d’une grande confrontation entre dominants et dominés, que le blanquisme du XVIIIe siècle[3], la volonté anarcho-syndicaliste de l’action directe que le concept de la dictature du prolétariat[4] développé eu égard à l’échec de la révolution française de 1848 et de la Commune parisienne. Cette collusion entre politique minoritaire et discipline conduisit à une mobilisation de la vie tout entière – assemblées plénières quotidiennes, activisme ininterrompu, politisation de chaque expression – qui exerça une énorme pression de réalisation accélérant le détournement du politique de beaucoup de militants. Tout comme le mode de subjectivation post-fordiste – consistant à transformer le fait de travailler durant  sa vie entière en un ensemble de sens et de style – aboutit à l’épuisement et à la fatigue, l’exigence de tout comprendre politiquement peut produire des sur-sollicitations imprévisibles, tout particulièrement lorsqu’elle adopte des allures disciplinaires et morales. Simultanément, et incité par lui, le pôle opposé à la discipline a vu croître la relation entre politique minoritaire et des formes de vie facilement commercialisables et sub- ou pop-culturelles. Pour reconnaître ces transitions et ces seuils entre les formes de résistance et de pouvoir, il faut problématiser la manière dont les divers courants de gauche ont politisé la vie, et ce non pas seulement depuis les années 1960, mais déjà par l’influence des mouvements de réforme de la vie du tournant du siècle par les avant-gardes, et leur programme consistant à supprimer la séparation entre l’art et la vie, ou bien, encore plus tôt, par le contenu vitaliste et anthropologique de la pensée de Marx, tel qu’il apparaît dans le concept de travail vivant comme un feu qui donne forme, et comme force constituante de l’espèce humaine. Dans les travaux de Rancière des dix dernières années[5] se trouvent d’importantes indications établissant que cette unification de la politique et de la vie, allant de pair avec les deux liaisons du minoritaire, a connu ses débuts dans la pensée de l’éducation esthétique chez Schiller. Après l’échec de la Révolution française, ce dernier avait vu la nécessité de former des hommes qui soient capables de vivre dans une communauté libre. Cette pensée fut aussitôt adoptée par le programme du romantisme allemand de Schlegel, Hölderlin et Hegel. Rancière analyse comment cette conception esthétique de l’accomplissement sensible d’une humanité encore latente a appelé une conception nouvelle de la révolution politique. C’est cela qui permettra, au début du XXe siècle, « la rencontre brève, mais décisive entre les architectes de la révolution marxiste et les architectes des nouvelles formes de vie[6] », qui partaient d’un mode d’expérience humain vivant et non scindé dans lequel l’être de la communauté à venir était déjà contenu.

Après 1968, les pratiques de politique minoritaire se sont pas à pas séparées d’un programme de changement social radical et d’un projet communiste au sens le plus large. Aujourd’hui n’en restent agissantes que deux formes dégénérées ou formes de transformation – toutes les autres relations sont entravées ou bien restent virtuelles – : la production de formes de vie commerciales et la production de communautés essentialistes. Ce productif échec d’un cycle combatif a eu lieu dans le jeu d’échange entre valorisation élargie et stratégies de gouvernement libérales affinées. Les deux anticipent des pratiques libertaires et déviant des normes sociales, et les intègrent positivement. Dans son essai, « Trois concepts du politique[7] », Etienne Balibar décrit que, dans l’agencement que forment ensemble la valorisation capitalistique et les stratégies biopolitiques, ont été produites deux formes extrêmes de l’identitaire, qui toutes deux ne sont pas vivables et, pour cette raison, sont extrêmement productrices de violence. L’une consiste à fixer totalement et à unilatéraliser la subjectivité, l’autre à la diluer complètement et à la flexibiliser. Les deux stratégies se déroulent aujourd’hui simultanément et forment un champ de tensions réactionnaire en se renforçant mutuellement[8].

Pourquoi cet échec du minoritaire ? Pourquoi cette intégration et cette transformation de la militance minoritaire après 1968 ? Deux indications proviennent de la formation théorique poststructuraliste. En dépit de toutes les différences, on y part d’abord du fait que ce qui est appelé socialisation capitalistique ne doit pas être reconduit à la dynamique d’une contradiction inhérente aux circonstances. Au lieu de cela, la socialité est comprise comme situation stratégique dans laquelle se lient des pratiques de la valorisation, de la disciplination et de la mobilisation des corps, et du gouvernement de la population et des biens, et butent sur un évitement des forces qui tentent de les soumettre, de les mobiliser ou de les administrer ; un se-retirer allant jusqu’à des mouvements de résistance organisée. Cette situation se montre ouverte à des variations, renouvellements et recombinaisons infinis. Deuxièmement, le poststructuralisme – avec son analyse des politiques du corps et du gouvernement qui mobilisent la vie dans un champ de valeurs et d’utilité – a pris congé de l’héritage anthropologique et politique de Marx, attribuant à l’homme et à la classe le contenu de l’authenticité, de la véritable détermination de l’être, à savoir de la praxis coopérative et d’association libre. Pour Marx, les formes collectives de l’humanité existaient déjà de manière objectalisée sous la forme fausse de la production capitalistique.

Au cours des dernières décennies s’est établie, dans la discussion postmarxiste sur l’échec de 1968, une argumentation qui réduit la politique minoritaire à son échec et la rabaisse au rang d’un supplément idéologique du capitalisme. Dans la mesure où elle est interprétée comme incitation idéologique à l’auto-révolution permanente, elle apparaît comme accomplissement des mouvements du capital. La figure de prédilection de cette identification entre la politique moléculaire et ses formes de décadence, par excellence avec le politiquement correct, le particularisme ethnique ou bien la commercialisation de styles de vie est le sujet multi-différent qui veut être reconnu dans le cadre de ce qui existe, qui tient, entretient et essentialise sa particularité, et du même coup efface l’acte du politique, ainsi par exemple la mère afro-américaine lesbienne en fauteuil roulant qui vit de subventions. Lors de la conférence sur le communisme de l’université de Francfort, Slavoj Žižek a enrichi cette discussion par le cas, envisageable dans le futur, d’une communauté qui envisage de proposer aux membres nécrophiles de leur commune de leur donner à manger les cadavres, au lieu de les enterrer[9]. Quels sont les présupposés de cette argumentation ? Avec quelle conception de la singularité travaille-t-elle ?

D’une part, Žižek et Badiou ont raison d’indiquer que le capital, en tant que mouvement de déterritorialisation et de valeur se valorisant elle-même, contribue à ce que les modalités de subjectivation continuent à se marchandiser et soient transformées en formes de vie commerciales et de consommation. C’est pourquoi pour elles, l’homogénéité abstraite du capitalisme et la particularité concrète d’identités culturalisées ou ethnicisées sont les deux faces d’une même médaille ; la dernière supplémente la première, l’identitaire-particulier le capital. De l’autre côté, et même si leur slogan est productif – dans les termes de Badiou : « ni homogénéité monétaire, ni revendication identitaire ; ni universalité abstraite du capital, ni particularité des intérêts d’un sous-ensemble[10] » –, un réductionnisme théorique devient apparent dans la pensée de la différence, de même qu’une négligence des stratégies gouvernementales dans l’analyse sociale. L’universalité et la singularité ne sont discutées que dans leur relation réciproque avec le capital, qui nécessiterait pour sa progression la non équivalence de l’identitaire. La production de normes corporelles, y compris leurs déviations, l’administration et la politisation de la vie, que Foucault a décrits dans Surveiller et punir et dans le premier tome de Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, échappent à l’analyse. Et c’est précisément cette question du corps et des normes qui avait été l’un des points de départ de la politique minoritaire, qui réclamait non pas une reconnaissance joyeuse et une confirmation identitaire, mais l’éclatement des normes ancrées dans les corps, dans et avec les corps eux-mêmes.

La polémique contre le minoritaire dont Žižek et Badiou ont présenté des exemples toujours nouveaux, avec « les homosexuelles noires, les Serbes handicapés, les catholiques pédophiles, les islamistes modérés, les prêtres mariés », et d’autres possibilités « d’investissements mercantiles, [le surgissement], en forme de communauté revendicative et de prétendue singularité culturelle, des femmes, des homosexuels, des handicapés, des arabes[11] ! » montre combien eux aussi surévaluent la dynamique libératrice du capitalisme, tandis qu’ils sous thématisent la consolidation néo-conservatrice de valeurs familières et religieuses. On peut supposer que chez Žižek et Badiou cette surévaluation est liée à des cas précis, c'est-à-dire qu’elle a à voir avec la discussion de minorité, et qu’elle a deux raisons : d’une part un conservatisme de gauche et le dégoût qui lui est corrélatif pour la marchandisation et la différence, et d’autre part la limitation déjà évoquée, et tributaire de la théorie marxiste, de leur analyse de l’universalité et de la singularité en fonction de la relation d’abstraction de l’échange. Même là où ils montrent les deux développements, la dé- et la reterritorialisation et leur stabilisation réciproque, c'est-à-dire d’un côté davantage la différence devenue marchandise, et de l’autre côté davantage la phobie néo-conservatrice de la différence – c’est ce que Badiou analyse dans le premier chapitre du livre sur Paul[12] –, la conception originelle de la différence minoritaire n’est pas nommée : « […] On réclamera symétriquement, soit le droit génétique de voir reconnu comme identité minoritaire tel ou tel comportement sexuel spécialisé, soit le retour pur et simple aux conceptions archaïques, culturelles établies, comme la conjugalité stricte, l’enfermement des femmes etc. Les deux peuvent parfaitement se combiner, comme on le voit lorsque la revendication des homosexuels concerne le droit de rejoindre le grand traditionalisme du mariage et de la famille, ou d’endosser avec la bénédiction du Pape la défroque du prêtre[13]. » Est ici passé sous silence ce qui avait trouvé une expression militante en Italie et en France dans les années 1970, alternative radicale à la position maoïste personnelle de Badiou, alternative qui pense toujours la différence comme différence de la différence et comme devenir, jamais comme norme ou comme identité. Badiou en revanche travaille, dans son Saint Paul, avec la confrontation d’une fausse et d’une vraie alternative : ou bien communautarisme du groupe, ou bien singularité universelle.

Examinons brièvement quelques arguments dans le livre de Badiou sur Paul, livre qu’il a rédigé en 1997, vingt ans après que Foucault ait publié, dans l’introduction à l’édition américaine de L’Anti-Œdipe, sa programmatique d’une politique minoritaire. Pour Badiou, l’émancipation politique ne saurait s’articuler qu’universellement. L’un, l’universel, est tenu à disposition pour tous, et sans exception ; il n’inscrit nulle différence dans les sujets[14]. C’est là ce qu’il y a de proprement stupéfiant dans l’universel, que Paul exprime dans sa lettre aux Galates : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme (Gal. 3.28[15]). » En outre, Paul est pour Badiou la figure d’un militant chez lequel apparaît au grand jour la liaison entre l’idée du renversement et sa matérialisation subjective. Ce qui signifie qu’il est un prédécesseur de Lénine. Tout comme ce dernier avait tenu, à l’encontre de la conception évolutive du temps de la IIe Internationale, à la possibilité immédiate d’une révolution en Russie, Paul atteste le caractère hasardeux subit d’un événement qui apparaît sans justification, et n’acquiert sa puissance de réalité et ne devient vrai que si un sujet lui est inconditionnellement fidèle, ici : la résurrection de Jésus. Et à ce moment précis, le sujet se dépasse exactement comme l’événement dépasse les conditions dont il procède. Ce qui signifie pour Badiou que l’événement du politique, la possibilité du bouleversement, n’est soutenu par rien de particulier ; il est impitoyablement coupé de toute historicité et différence sociale. Par cette liaison entre universalisation absolue et subjectivisation simultanée de l’événement, la position de Badiou se distingue de toute une série d’autres positions postmarxistes sur l’événement qui se préoccupent de l’universalisation du particulier et du quelconque. Il faudrait nommer là aussi bien les réflexions de Laclau, qui part du fait qu’une particularité antagonique vient à chaque fois prendre la place d’une universalité absente et vide d’une communauté politique, que Laclau considère comme ne pouvant absolument pas être fondée. En cela, le particulier incarne passagèrement, en une exigence qui outrepasse l’intérêt propre, l’universalité d’un changement fondamental[16]. Par ailleurs, la conception de Badiou se distingue de la conception deleuzienne d’une singularité pré-individuelle, sur laquelle je reviendrai, comme de la conception d’Agamben d’une singularité quelconque. Dans son recueil d’essais, La communauté qui vient, Agamben décrit la singularité quelconque comme unique, comme ne dépendant ni de la qualité d’une spécificité ni d’une généralité sans qualités, mais de la chose avec tous ses prédicats, de son être-tel comme tel, tout à la fois quelconque et aimable[17].

Ce qu’il a de spécifique dans la position de Badiou est que nous tombons d’une part sur une ontologie soustractive qui parle d’étant sans renvoi à son identité ni à ses qualités, et dans laquelle il n’y a ni fondement ni substance. L’infinie diversité de l’être ne s’appartient pas à elle-même, mais elle se dépasse : et c’est le hasard d’un événement qui rend possible l’émergence d’une telle diversité se dépassant elle-même. D’autre part, l’événement se matérialise en un sujet, qui l’atteste. C’est ainsi que Badiou stabilise sa pensée soustractive par le retour à un sujet qui se reconnaît seul et héroïque, reste fidèle, aime. Ainsi sa pensée politique vise à la production d’une subjectivité militante qui obéit à peu près à la maxime éthique suivante : « Décide toi pour l’indécidable en ce que tu restes fidèle à un événement contingent. » Cette idée du politique me semble menacée par deux éléments : la religiosité et la solitude héroïque d’une subjectivation combattante absolument transgressive, et l’universalisation immédiate de la différence qui, en tant que subsistance, n’est rien d’autre que particularisation fausse, exclusion et délimitation (Aus- und Abgrenzung).

Deleuze et Guattari, en revanche, ont rompu avec la signification de la subjectivité politique et consolident une pensée des différences qui, envisagées comme des forces, ne peuvent être attribuées à nul sujet ou objet, et font éclater les consolidations identitaires. Ces forces sont pré-individuelles, elles constituent des choses et des objets, elles forment un agencement de singularités dont l’événement procède potentiellement. C’est pourquoi, pour eux, la question du politique est la question de savoir comment les différences se nouent et selon quelle dimensionnalité (molaire, moléculaire). Les intensités, qui consistent dans le pur fonctionnement de cet agencement, sont à chaque fois plus individuelles et plus spécifiques qu’un sujet. Deleuze et Guattari ont tenté de décrire cela comme affectivité impersonnelle d’un affect pré-individuel – une conception qu’ils ont développée en recourant à l’idée médiévale de Duns Scot du haec, « cette chose », l’heccéité[18]. Une heccéité est un mode de l’individuation qui est plus individuel qu’un sujet ou qu’une chose. Devenir-minoritaire signifie ouverture sur cette heccéité non-subjective, par où la puissance du non-quantitatif est mise en valeur contre le quantitatif. Contrairement à Badiou, Deleuze et Guattari partent de là que ce devenir-non-quantitatif, ce devenir-minoritaire qui s’oppose à la représentation et à la réintégration, à lieu dans des combats concrets et avec des exigences particulières concrètes[19]. Ces différences acquièrent forme universelle non pas dans un Un, mais dans une relation réciproque qui prend en écharpe une politique anti-normative et anti-capitaliste, par où les différences ne disparaissent pas, mais deviennent quelconques[20].

Dans la tradition spinoziste, Deleuze et Guattari conceptualisent les forces pré-individuelles du désir comme lenteur et vitesse d’affects. Toute individuation est un rapport de vitesses affectives. Dans « Spinoza et nous », Deleuze écrit : « Vous allez définir un animal, ou un homme, non pas par sa forme, ses organes et ses fonctions, et pas non plus comme un sujet: vous allez le définir par les affects dont il est capable. Capacité d'affects, avec un seuil maximal et un seuil minimal, c'est une notion courante chez Spinoza[21]». Dans cette pensée strictement superficielle et extérieure de l’être comme topologie, l’être est une sorte de milieu écologique pour le développement de différences, qui sont comprises, dans le sens de Spinoza, comme forces agissantes, comme pouvoir (Vermögen). Le problème et la tension de la pensée politique de Deleuze se révèlent dans la question de savoir comment les liaisons de forces gagnent une telle dimensionnalité qu’elles sont en mesure de rompre avec la valorisation capitaliste et avec les procédures des techniques d’administration des sociétés, d’y intervenir de manière véritablement transformatrice et de se montrer capables d’élaborer leur propre transformation en éléments stabilisateurs de système. Si nous nous tournons vers les textes politiques de Deleuze de la fin des années 1970 et des années 1980, cette question demeure lyriquement sous déterminée et politiquement diffuse. Dans l’essai « Politiques », qu’il a écrit avec Claire Parnet, et pour citer un troisième texte sur la politique minoritaire qui date de l’année 1977, cette question se trouve conjurée dans des formulations comme les suivantes : « […] C’est alors du Nord au Sud que se fait la déstabilisation […], et qu’un ruisseau se creuse, mais un peu profond ruisseau, qui remet tout en jeu et déroute le plan d’organisation. Un Corse ici, ailleurs un Palestinien, un détourneur d’avion, une poussée tribale, un mouvement féministe, un écologiste vert, un Russe dissident, il y aura toujours quelqu’un pour surgir au Sud. […] On ne sait pas d’avance ce qui va fonctionner comme ligne de pente, ni la forme de ce qui va venir la barrer.[22] »

Après l’expérience de l’échec de la politique minoritaire, qui a ouvert la porte d’entrée à une grande partie du champ de dissidence de 1968 dans le social stabilisateur, ou bien l’a désagrégé en des formes réactionnaires, ce qui importe n’est pas de renoncer aux stratégies du minoritaire, mais d’en discuter les dangers, dont j’ai évoqué quelques-uns dans ce texte, et de poser à nouveaux frais la question de l’organisation, qui a été délaissée par le – très certainement important – détournement de la forme du parti dans les mouvements radicaux de gauche. Après la rupture avec le parti, les organisations ne devaient plus être comprises comme des organes de commandement et de médiation, non plus être dans la confrontation entre spontanéité et directivité, masse et direction, mais tout à l’inverse il fallut reconnaître aussi dans les organisations les forces du coopératif, qui sont tout autant porteuses de confrontation et de conflit, qu’elles comportent la possibilité de se décharger de l’auto-mobilisation constante et de conquérir la distance du politique envers soi-même. Sur un plan théorique, ma question est : comment l’événement du politique, au sein duquel un enchaînement minoritaire émancipateur serait susceptible de se consolider, peut-il être pensé, et cela tout d’abord sans assigner à l’événement cette tâche comme fonction, ce qui le réduirait à la médiation de résistance ; deuxièmement, sans donner au politique lui-même une fondation anthropologique, telle que la force du travail vivant ou de l’humanité sensible ; et troisièmement, sans l’ancrer dans le pouvoir de décision d’un sujet collectif ou solitaire, dans la force d’un Lénine-Paul à venir, lequel, comme nous l’enseigne Žižek, garantirait que le politique ne se dissolve pas dans l’irresponsabilité d’exigences impossibles. Car Lénine est le maître qui n’hésite plus à agir, qui a renoncé pour toujours au privilège infantile de la reculade et du Je n’avais pas voulu cela[23]. Même si nous avons besoin d’accompagnement historique, nous ne ferons pas appel aux esprits du terroriste de Netchaïev, ni aux cadres de Lénine, ni aux soldats de Trotski.



[1] Michel Foucault, Préface (trad. F. Durand-Bogaert), in Deleuze (G.) et Guattari (F.), Anti-Œdipus : Capitalism and Schizophrenia, New York, Viking Press, 1977, p. XI-XIV. Egalement in Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 1994, Tome III, p. 135.

[2] Voir les explications esquissées sur le primat du désir in Gilles Deleuze, « Désir et plaisir. », Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, édition préparée par David Lapoujade, Les éditions de minuit, 2003. D’abord paru dans Le magazine littéraire, n° 325, octobre 1994, p. 59-65. Il s’agit d’une lettre adressée à Michel Foucault en 1977, après la parution de la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

[3] On trouve une complexe confrontation avec Blanqui chez Frank Deppe, Verschwörung, Aufstand und Revolution. Blanqui und das Problem der sozialen Revolution, Francfort, Europäische Verlagsanstalt, 1970.

[4] Pour une confrontation dense et critique avec les pratiques violentes de la gauche marxiste, son analyse personnelle du pouvoir comme domination bourgeoise et la conception de la dictature du prolétariat, voir Etienne Balibar, « Gewalt » dans Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus, vol. 5, Berlin, Hambourg: Argument 2001 (non traduit en français [N.d.T.])

[5] Voir les analyses de la pensée esthétique schillérienne et le double héritage des avant-gardes – conduite stratégico-politique d’une part, mise en relation sensuelle de la politique et de la vie d’autre part – in : Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, éditions La Fabrique, 2000 ; du même, « De l’actualité du communisme à son inactualité », in : DemoPunk et al. éd., Indeterminate Kommunismus, Münster, Unrast, 2005, p. 28 sq.

[6] Rancière, op. cit.

[7] Etienne Balibar, Der Schauplatz des Anderen. Formen der Gewalt und Grenzen der Zivilität, Hambourg, Hamburger Edition, 2006, p. 13-49 [orig.: La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 19–53].

[8] Ibid., p. 41.

[9] En 2003 a eu lieu, à l’université de Francfort, une conférence sur l’actualité du communisme sous le titre « Indeterminate Communism », organisée par DemoPunk (Francfort) et Kritik und Praxis, Berlin.

[10] Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Les essais du Collège international de Philosophie, PUF, 1997, p. 14.

[11] Ibid., p. 11.

[12] Ibid., p. 5-17.

[13] Ibid., p. 13-14.

[14] Ibid., p. 116

[15] Ibid., p. 10.

[16] Cf. par ex. Ernesto Laclau, Emanzipation und Differenz, Vienne, Turia + Kant 2002, p. 45-65. (Non traduit en français [N.d.T.])

[17] Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, La librairie du XXe siècle, éd. du Seuil, traduit de l’italien par Marilène Raiola, 1990, p. 10.

[18] Sur le concept d’heccéité, voir par ex. Deleuze / Guattari, Capitalisme et schizophrénie. Mille Plateaux, les éditions de Minuit, 1980, p. 318-333 ; sur le concept de minorité, voir le passage correspondant dans le même livre sur majorité et minorité, p. 446 sq. : Proposition III.

[19] Mille Plateaux, p285-380.

[20] Ibid.

[21] Gilles Deleuze, « Spinoza et nous », in: Revue de Synthèse: IIIe série, N° 89-91, janvier-septembre 1978, p. 273.

[22] Gilles Deleuze / Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, 1977, p. 159-161.

[23] Slavoj Žižek, Subversions du sujet, Presses universitaires de Rennes, Collection : Clinique psychiatrique.