11 2006

La construction du marché du travail culturel

Maurizio Lazzarato

Le conflit des intermittents du spectacle porte sur la restructuration des modalités d’indemnisation de leur assurance-chômage.

Dans un marché de l’emploi flexible et précarisé comme celui de l’emploi culturel, où les individus passent d’un emploi à un autre, en changeant à chaque fois d’employeur, l’indemnisation chômage ne se limite pas à être une simple assurance contre le risque de la perte d’emploi, mais devient l’instrument principal de régulation et de contrôle de la mobilité de la force de travail.

La force de travail flexible et précaire des intermittents ressemble moins à la "multiplicité peu nombreuse" qu’on peut quadriller dans un "espace fermé" (l’usine, l’école, l’hôpital, etc.) par des techniques disciplinaires (l’organisation muette des mouvements et des actions du corps dans l’espace cellulaire), qu’à une "multiplicité en mouvement" qu’on doit contrôler dans un espace ouvert. Les intermittents du spectacle constituent une "population" flottante qui ne peut pas être contrôlée directement avec les disciplines d’atelier. Dans ces conditions le gouvernement de cette population ne peut s’exercer à partir de l’espace fermé des "institutions disciplinaires, mais de l’espace ouvert de la "mobilité", de la flexibilité de ce que Foucault appelle les sociétés de sécurité.

 
La construction du capital humain

À partir de la "réforme" de l’assurance-chômage des intermittents du spectacle, nous avons la possibilité de voir comment une logique du marché est construite et imposée dans la culture, puisque jusqu’aux années 80, seulement une partie de l’économie du secteur culturel (le cinéma) fonctionnait à partir de la logique de la concurrence et de l’offre et de la demande. Encore aujourd’hui des espaces de production et de diffusion subsistent qui ne sont pas directement contrôlés par le marché (notamment dans le spectacle vivant, mais pas seulement). Ce sont ces derniers espaces qui doivent être soumis à la logique marchande à travers la "réforme de l’assurance chômage".

La construction du marché culturel est la transformation des artistes et des techniciens en "capital humain", qui participe au programme plus général du néo-libéralisme de la transformation du "travailleur" en "capital humain".

La conception du marché de néo-libéraux, contrairement à ce qu’annonce la vulgate médiatique, est anti-naturaliste. Le marché et la loi de l’offre et de la demande ne sont pas des mécanismes naturels et automatiques, mais une construction qui a besoin d’une multiplicité d’interventions, notamment étatiques, pour exister et fonctionner. Pour pouvoir "laisser faire", il faut beaucoup intervenir et intervenir à la fois sur les conditions économiques et non directement économiques de son fonctionnement. Et il s’agit d’abord de l’intervention de l’Etat. Dans tous les pays de l’Occident capitaliste, c’est l’État qui met en place les lois et les normes qui ouvrent la voie à la construction néo-libérale du marché comme système soi-disant "autorégulé".

Les politiques interventionnistes de l’État, fortement soulignées par Foucault dans l’analyse de l’ordolibéralisme dans l’Allemagne de l’après-guerre, ont encore été amplifiées par les néo-libéraux américains.

Le néo-libéralisme n’est pas une lutte de l’entreprise et des intérêts privés contre la puissance publique, mais un changement dans le mode de gouvernement des conduites qui implique différents dispositifs de pouvoir, dont le dispositif légal/juridique et l’administration étatique sont loin de jouer un rôle mineur ou subordonné.

 
La concurrence comme principe organisateur du marché culturel

Le marché n’a rien de spontané, il n’est pas l’expression anthropologique du penchant de l’homme à échanger, comme croyait Adam Smith. À la différence du libéralisme classique, ce qui est fortement souligné par les néo-libéraux comme principe d’organisation du marché, ce n’est pas l’échange, mais la concurrence. L’échange renvoie à l’égalité, la concurrence à l’inégalité. Le nouveau mode de gouvernement du marché substitue au couple échange et égalité, le couple inégalité et entreprise.

Dans la conception néo-libérale, la concurrence, comme le marché, n’est pas le résultat d’un "jeu naturel" des appétits, des instincts, des comportements. Elle est plutôt un "jeu formel" entre inégalités qui doit être institué et continuellement alimenté et entretenu.

Selon les néo-libéraux, seulement l’inégalité a la capacité de produire une dynamique qui aiguise les appétits, les instincts et les cerveaux des individus et les pousse à rivaliser les uns avec les autres.

Dans le cas spécifique que nous analysons, le marché culturel doit être construit et imposé en mobilisant la multiplicité des dispositifs et l’hétérogénéités des subjectivités que nous avons évoqué dans la quadri répartition, selon la logique de la concurrence. Dans le marché de l’emploi culturel, la concurrence existe déjà largement, mais, selon la logique des "réformateurs" (le Medef et la CFDT), le système d’indemnisation chômage des intermittents du spectacle introduisait des fortes distorsions de la concurrence, puisque ses effets aboutissaient à une redistribution (relative) des revenus. Les allocations chômage redistribuaient de revenus de ceux qui gagnaient et travaillaient beaucoup à ceux qui travaillaient et gagnaient moins.

Un système qui, selon la logique libérale, aplatit les inégalités, corrige les "irrationalités" et régule les excès du marché est un système anti-concurrentiel. Un système qui "mutualise les risques" fausse la concurrence puisqu’il introduit de la "justice sociale", c’est-à-dire une logique non économique, qui entrave le bon fonctionnement du marché, qui seul est capable d’une allocation rationnelle et efficace des ressource .

Les mécanismes d’assurance-chômage ne doit pas compenser les injustices produites par le système, il n’a pas la fonction de réduire les inégalités, mais, au contraire, de maintenir chacun dans une inégalité différentielle avec tous les autres. Le gouvernement du marché fondée sur la concurrence et l’entreprise doit veiller, au contraire, que tout le monde se trouve dans un état "d’égale inégalité", selon la formule de Foucault.

Les conditions de la concurrence du marché culturel des intermittents sont produites par une gouvernementalité active qu’il s’agit d’analyser.

 
Techniques disciplinaires, techniques sécuritaires

L’action de la "réforme" du régime d’indemnisation chômage s’exerce à la fois à travers les plus vieilles techniques disciplinaires et les plus modernes techniques sécuritaires. Au même temps, l’activation de ces technologies humaines, disciplinaires et sécuritaire, requiert une inflation d’actes juridiques, d’actes légaux et la démultiplication de la production de normes et de règlements, accompagnée par l’intervention des techniques discursives de techniques de l’esprit.

La réforme procède selon une logique disciplinaire et une logique sécuritaire. Elle vise d’une part à réduire le "trop" d’intermittents qui ouvrent des droits à l’assurance-chômage. Il y a trop d’intermittents, trop de compagnies, trop de spectacles, trop d’artistes, comme affirmait le Ministre de la Culture Aillagon.

Lorsque Gautier de Sauvagnac, représentant du Medef à l’Unedic, déclare en 2005 que, après avoir bâti toute la campagne de communication de la "réforme" en 2003 sur le déficit généré par une indemnisation chômage laxiste, le problème de l’assurance chômage des intermittents, n’est pas un problème de déficit, mais des nombres des individus indemnisés, il veut dire que le problème est moins économique que de contrôle politique. Le mode d’indemnisation des intermittents ne permet pas de maîtriser les entrées et les sorties du régime, de contrôler les comportements selon les principes de la "libre concurrence" et de la capitalisation, et il laisse trop d’espace et de liberté à des stratégies qui peuvent se soustraient, comme nous verrons, à la logique de l’entreprise et du "capital humain".

Le problème des intermittents est d’abord un problème de gouvernement des conduites dans les nouvelles conditions de la production flexible.

Pour réduire le nombre d’intermittents la réforme utilise d’abord le simple durcissement des conditions nécessaires à l’ouverture des droits à l’assurance-chômage. Elle voudrait, par la suite, sur incitation du Ministère de la Culture, associer d’autres techniques de sélection: le "partage entre les ineptes, les incapables" et les "aptes et les capables" qui est une vieille pratique disciplinaire utilisée pour partager les "pauvres", requalifié en partage entre professions artistiques et profession non artistiques. Le "marquage" des individus rentre dans le même registre d’activation des anciennes techniques de division: on "pestifère" les chômeurs, avec le double objectif de les culpabiliser (ils ne sont pas de bons artistes) et les montrer aux autres comme rétifs à l’employabilité (ils n’acceptent pas la réalité de l’industrie culturelle).

L’action de la réforme tranche entre des artistes et techniciens qui font devenir le "capital humain" nécessaire à l’industrie culturelle et ceux qui en seront destinés à tomber dans la précarité, la pauvreté, la survie.

Cette réduction du nombre d’intermittents est assimilable à une "exclusion", mais, ici, les exclus sont inclus dans une "population" (l’ensemble du marché du travail) sur laquelle s’exerce l’action gouvernementale comme gestions différentielles des inégalités. La technologie disciplinaire de l’exclusion est prise dans le fonctionnement d’une technologie sécuritaire de gestion des disparités.

L’action de gouvernement sécuritaire porte sur un continuum qui va du Rmiste jusqu’aux salariés en CDI qui bénéficie de l’épargne salariale et de l’ "actionnariat populaire" , en passant par le chômeur, le travailleur pauvre, le précaire, l’intermittent, l’intérimaire, le salarié au temps partiel, etc. Ce continuum est régi par une jungle de lois, de normes, de règlements qui instaurent une démultiplication des types de contrats de travail, des modes d’insertion, de requalification, de formation, d’indemnisation, d’accès aux droits (sociaux) aux minima sociaux.

Ce continuum, il faut bien le remarquer, est "social" et non exclusivement "salarial", comme le veut le projet de la refondation "sociale", puisqu’il inclut les Rmistes, les pauvres, etc.

Ce continuum est un ensemble des discontinuités, des seuils, des divisions, des segments que les technologies sécuritaires permettent de gouverner comme un tout, comme une même population. Le propre du gouvernement sera alors, d’une part, de repérer les "différences" des statuts, de revenus, de formation, de garanties sociales, etc., et de faire jouer efficacement ces inégalités les unes contre les autres.

D’autre part d’amplifier les politiques d’individualisation à l’intérieur de chaque segment, de chaque situation pour solliciter encore les ressorts de la concurrence: individualisation des salaires et des carrières, individualisation du suivie des chômeurs, individualisation du gouvernement des pauvres, etc.

Dans ce continuum, aucune des positions d’inégalité relative ne doit se sentir stable et sûre d’elle-même. La construction du précaire, du chômeur, du pauvre, du travailleur pauvre, la multiplication des "cas" et des "situations" (les jeunes, les jeunes défavorisés, les jeunes des cités, etc.), l’amplification et l’approfondissement de l’individualisation, vise à fragiliser, non seulement l’individu qui se trouve dans cette situation, mais, de manière évidemment, différentielle, toutes les positions du marché du travail.

Les politiques de l’emploi et les politiques du Work-fare sont des politiques qui introduisent, à des degrés divers, l’insécurité, l’instabilité, l’incertitude économique dans la vie des individus. Elles insécurisent non seulement la vie des individus, mais aussi le rapport des individus à toutes les institutions qui jusqu’alors les protégeaient.

 
La capitalisation

Pour les libéraux, construire le marche signifie d’une part, comme nous venons de voir, inciter, solliciter, favoriser la concurrence et donc l’inégalité différentielle, mais, d’autre part, signifie aussi inciter, solliciter, généraliser la logique d’entreprise et son modèle de d’assujettissement: l’entrepreneur. L’injonction de ce nouveau cadre normatif, la règle impérative qu’il énonce pour tout le monde est celle de devenir "entrepreneur de soi-même", puisque c’est seulement à cette condition que l’individu devient "hautement gouvernable". L’individu libéral que les politiques sociales et assurancielles doivent contribuer à construire est hautement gouvernable puisqu’il se gouverne d’abord lui-même, dans la mesure où il se conçoit comme un entrepreneur, et qu’il gère sa vie comme on gère une entreprise.

Pour que le gouvernement différentiel des inégalités soit possible, il est nécessaire que le système d’assurance-chômage fonctionne à la fois comme un système de capitalisation et d’assurance individuelle. Les cotisations, payées par les entrepreneurs et les travailleurs, ne doivent pas une forme de socialisation ou une mutualisation des risques, mais un investissement individuel contre les risques. Elles représentent donc un capital investi qui doit être rémunéré en tant que tel.

Dans la "réforme", la nouvelle période d’indemnisation des intermittents est considérée "un capital" des jours indemnisés que l’individu doit gérer en tant que "capital". Les allocations chômage font partie de la multiplicité d’ "investissements" (en formation, mobilité, affectivité, etc.) que le "capital humain" doit effectuer pour optimiser ses performances.

Par conséquent, le montant de l’allocation ne doit pas produire des effets de redistribution de revenu d’une partie de la population des intermittents à une autre, mais être proportionnel à l’investissement effectué: ceux qui cotisent le plus, parce qu’ils travaillent et gagnent le plus, sont ceux qui doivent être les mieux indemnisés.

Il s’agit d’un renversement complet de la logique de l’Etat Providence qui avait, malgré l’adoption de la logique assurentielle, intégré l’origine mutualiste et ouvrière de la couverture des risques et visait encore un idéal de justice sociale.

La capitalisation est une technique qui devrait contribuer à transformer le travailleur en un morceau du capital (le "capital humain") qui doit assurer lui-même sa propre valorisation à travers la gestion de toutes ses relations, ses choix, ses conduites selon la logique du rapport coûts/investissement et d’après la loi de l’offre et de la demande. Ce qui est demandé aux individus n’est pas d’assurer la productivité du travail, mais la rentabilité d’un capital (de leur propre capital, d’un capital inséparable de leur propre personne). L’individu doit se considérer lui-même comme un fragment de capital, une fraction moléculaire du capital. La définition marxienne de capital variable colle parfaitement à cette situation, mais assume une tout autre signification.

Le travailleur n’est plus un simple facteur de production, l’individu n’est pas, à proprement parler, une "force de travail", mais un "capital-compétence", une "machine-compétences". Chaque revenu, qu’il soit salarial ou pas, doit être considéré comme un "investissement" qui donne lieu à une capitalisation et chaque individu doit être considéré comme un "investisseur", de façon que "ses conditions de vie sont les revenus d’un capital", de son "capital humain".

Le modèle de l’assurance individuelle doit remplacer partout le modèle de la mutualisation des risques: il ne s’agit pas d’organiser le transfert des revenus d’une partie de la société à une autre, pour compenser les déséquilibres provoqués par le marché, mais de faire fonctionner les mécanismes de la capitalisation et de l’assurance individuelle dans tout les domaines de la vie (santé, retraite, formation, etc.)

C’est pour cette raison que les propositions d’un nouveau modèle d’indemnisation avancé par les coordinations est irrecevable par les gestionnaires de l’Unedic, malgré le fait qu’ils coûtent moins chères, qu’il indemnisent plus de monde et de façon plus équitable que la réforme.

Malgré le fait qu’aujourd’hui il soit établit que la réforme coûte plus chère que l’ancien système d’indemnisation, qu’elle introduit des inégalités encore plus criantes, et qu’elle fonctionne encore mieux qu’auparavant comme mode de régulation de la force de travail en faveur des entreprises, qu’elle augment les "abus" des employeurs. La reforme a permis à ces derniers de baisser les salaires depuis 2003, pendant qu’au même temps les allocations chômage pour les catégories qui travaillent directement pour l’industrie culturelle (cinéma et télévision) ont augmenté. Nous savons que d’autres propositions d’indemnisation sont moins chères et plus équitables.

Mais le problème n’est pas là évidemment. Le nouveau modèle d’indemnisation proposé par la coordination est irrecevable pour une raison très simple: il s’agit d’un système d’indemnisation redistributif et encore plus redistributif de l’ancien modèle d’indemnisation puisque, en fixant un plafond et un plancher (une limite inférieure et une limite supérieure) aux allocations, il augmente la capacité de transférer de revenus d’une partie à une autre de la population assurée.

Or pour la théorie néolibérale, ce sont la distribution et les transferts des revenus d’une partie de la population assurée à une autre, pour corriger les inégalités et les excès de la concurrence qui transforment les individus en "assistés" et en "consommateurs passifs" du revenus des allocations.

Par contre, les écarts des revenus, des statuts, des formations ont le pouvoir de transformer la conduite passive du consommateur des allocations (alors que il n’y a pas d’attitude passive, mais affectation de ces ressources à d’autres finalités que celles prevues par l’institution d’assurance chômage) en conduite active d’entrepreneur, en engagement de l’individu pour la production de son "propre capital», et font de ce même individu un producteur, un entrepreneur, qui accepte le jeu concurrentiel avec les autres et s’emploi à optimiser ses "investissements" (dans ce cas ses investissements en assurance contre la perte d’emploi).

C’est cette fonction d’incitation à être "entrepreneur" et "entrepreneur de soi-même", que la politique sociale de redistribution neutralise.

 
Le point de vue de la défense de salariés

Le cas de Menger est intéressant puisque nous pouvons constater comment une vieille logique syndicale de la défense du salarié standard (le salariat à plein temps) est complètement subordonnée à la logique néo-libérale de la gestion différentielle des inégalités et aux techniques gouvernementales visant l’optimisation des différences.

Le "grand récit" de l’emploi (ou du plein emploi) est interprété, parlé, mise en scène selon deux logiques discursives qui ne sont pas contradictoires, mais hétérogènes: la défense des salariés à contrat à durée indéterminée et la défense de l’entrepreneur et de l’entreprise.

Les deux discours sont très loin d’être contradictoires, puisqu’ils ne font que contribuer, chacun avec leur spécificité, à la reconstruction, à élargissement et à la consolidation des termes de la relation capitaliste (le capital et le travail). Le travail de Jean Pierre Menger montre bien la complicité, l’imbrication, la complémentarité et la convergence de ce double discours.

Le dernier livre de cet universitaire est tout construit sur l’oppositions "disciplinaire" entre normal et anormal, comme son titre l’indique clairement: "Les intermittents du spectacle: sociologie d’une exception".

Pour Menger, "il ne s’agit pas d’un chômage ordinaire, tout comme il ne s’agit pas d’un emploi ordinaire (…). La réglementation du chômage des intermittents est celle d’une couverture atypique d’un risque atypique. Mais la flexibilité hors normes a des conséquences redoutables."

Chômage et emploi extra-ordinaires, risque et couverture des risques atypiques, flexibilité "hors normes", nous sommes en pleine "exception" disciplinaire. Menger enveloppe ses argumentations sur le secteur de la culture et du régime de l’intermittence dans une formalisation savante qui vise à renfermer les questions posées par le mouvement des intermittents dans le cadre rassurant de l’anormal, de l’exception, de l’atypique. Les politiques de l’emploi à mettre en œuvre doivent éradiquer l’exceptionnel et rétablir le fonctionnement standard du marché du travail qui prévoit à la fois la réimposition, la reconstruction de la fonction d’entrepreneur (son autonomie) et de la fonction du salarié (sa subordination), de façon de pouvoir assigner les droits et les devoirs de chacun.

Pour le dire dans les termes durkheimien du savant, il faut rétablir une "hiérarchie directe et organisée" sur un marché du travail déréglé par de conduites non conformes à normalité de la relation capital/travail. Nous savons que ces fonctions ne mènent pas une existence naturelle, mais qu’il faut les produire et les reproduire par une intervention continue des politiques de l’emploi. Ce que la reforme s’est employé à faire.

Si l’analyse de l’intermittence par Menger semble se situer à l’opposé de celle des néo-libéraux, ses conclusions recouvrent parfaitement celles de ces derniers. Etant donné que "le nombre d’individus qui entrent dans le régime d’emploi intermittent augmente beaucoup plus rapidement que le volume de travail qu’ils se partagent", le marche de l’emploi culturel est caractérisé par une hyperfléxibilité qui détermine une concurrence accrue entre les intermittents. L’augmentation de la concurrence entre travailleurs a des conséquences néfastes sur leurs conditions d’emploi (des contrats de plus en plus courts et fragmentés), sur leurs rémunérations (des salaires à la baisse) et sur le pouvoir de négociation avec les entreprises.
Le "constat" – il y a trop d’intermittents pour pouvoir garantir à tous des bonnes conditions d’emploi et d’indemnisation – impose la même solution que la reforme: il faut en réduire le nombre, en rendant plus difficile l’accès au régime d’assurance-chômage, mais aussi en sélectionnant les candidats aux métiers du spectacle, en établissant des barrières à l’entrée (diplômes, formation contrôler par l’Etat).

La lutte contre l’hyperflexibilité, contre le sous-emploi et contre les bas salaires des intermittents et la lutte pour assurer un emploi stable et continue, des "bonnes" rémunérations et des "bonnes" indemnisations à un nombre réduit d’intermittents, a comme première conséquence celle de renvoyer le "trop" d’intermittents au RMI, aux minima sociaux, aux stages, à la précarité, à la survie.

Il se rejoue ici ce qui se passe dans les autres domaines de l’économie depuis 30 ans: la politique de l’emploi culturel (créer de vrais emplois, stables et à plein-temps) divise, fragmente le marché du travail en créant une disparité de situations. Elle ne fait qu’alimenter la différentiation, démultiplier les l’inégalités et constituer ainsi le terreau idéal pour que la gestion néo-libérale du marche du travail puisse s’implanter et se déployer. Les politiques de l’emploi (culturel) sont subordonnées à la logique libérale, parce qu’elles ne font que segmenter, différencier ultérieurement, accroître la concurrence entre "garantis" et "non-garantis" et rendre ainsi possible la politique de l’"optimisation des différences", la gestion différentielle des inégalités du gouvernement des conduites sur le marché du travail.

 
Le chômage et le travail invisible

L’analyse du chômage aboutit à la même distinction disciplinaire entre normal (l’assurance-chômage telle qu’elle a été instituée dans l’après-guerre) et anormal (l’assurance chômage telle qu’elle a été utilisée, détournée, approprié par les intermittents).

Menger, comme tous les experts des politiques de l’emploi culturel, voudrait ramener l’assurance-chômage pervertie par l’intermittence (puisqu’elle finance aussi l’activité, les projets culturels, artistiques et les projets de vie des intermittents) à sa fonction dite "naturelle" de simple couverture de risque de perte d’emploi. Mais Menger, comme les experts, semblent ignorer que dans un régime d’accumulation flexible, le chômage change de sens et de fonction. La séparation nette et tranchée entre emploi et chômage (le chômage comme envers de l’emploi), instituée dans un régime d’accumulation fort différent (standardisation et continuité de la production et donc stabilité et continuité de l’emploi), s’est transformée en une imbrication de plus en plus étroite entre périodes d’emploi, périodes de chômage et périodes de formation.

La première chose qui saute littéralement aux yeux, lorsque vous analysez le secteur culturel, est la disjonction entre travail et emploi. La durée de ce dernier ne décrit que partiellement le travail réel qui l’excède. Les pratiques de travail des intermittents (formation, apprentissage, circulation de savoirs et des compétences, modalité de coopération, etc.) passent par l’emploi et le chômage, sans s’y réduire. [1]

Le marché paye l’emploi et l’assurance-chômage paye, en partie, le travail qui déborde l’emploi.

 
Employeur / salarié

La mutation que nous sommes en train de vivre bouleverse aussi la séparation nette et tranchée entre salarié et entrepreneur, notamment dans le régime de l’intermittence où, depuis des années, se développe une figure méconnue des statistiques et des analyses sociologiques que dans notre recherche nous avons appelé "Employeur/employé". Il s’agit d’une figure hybride que les intermittents mettent en place et gèrent pour s’adapter à la fois aux nouvelles exigences de la production culturelle et pour mener à bien leurs propres projets. Les employeurs/employés échappent aux codifications traditionnelles du marché du travail. Ils ne sont ni des salariés, ni des entrepreneurs, ni des travailleurs indépendants. Ils cumulent leurs différentes fonctions, sans pour autant se réduire à aucunes de ces catégories.

Cette hybridation de statuts pose un grand nombre de problèmes au gouvernement du marché du travail. Le rapport Latarjet sur le spectacle vivant en fait la principale responsable de son mauvais fonctionnement et préconise de retrouver un fonctionnement normal des relations professionnelles qui mette fin à cette exception, en rétablissant la subordination salariale (avec ses droits) et l’autonomie de l’entrepreneur (avec ses devoirs et responsabilités).

La prétendue "exception" de l’intermittence est en train de devenir la "norme" du régime salarial, comme le prétendent les coordinations des intermittents depuis 1992. Les catégories "ordinaires" ou "classiques" que Menger voudrait appliquer au régime de l’intermittence ont du mal à fonctionner même dans les secteurs "normaux" de l’économie. La différence entre le chômage intermittent et le chômage dans les autres secteurs est une différence de degré et pas de nature.

À partir du début des années 70, le temps de l’emploi ne recouvre que partiellement les pratiques de travail, de formation, de coopération des intermittents, et le chômage ne se limite pas à être un temps sans activité. L’assurance-chômage ne se limite pas à couvrir le risque de perte d’emploi, mais garantie la continuité de revenu qui permet de produire et de reproduire l’imbrication de toutes ces pratiques et ces temporalités, nécessaires à l’emploi.

Le discours sur l’emploi et sur le chômage, véhiculé par les savants, les experts et les médias, n’est pas imposé par un dictat, mais fonctionne comme un mot d’ordre, comme un cri de ralliement de l’intelligentsia sociologique et économique, avec des différences et des nuances, qui disparaissent dans les énoncés des médias.

L’emploi s’impose comme l’évidence même de la solution aux problèmes économiques et sociaux, comme un(e réalité) objectif qui va de soi, comme une habitude de penser et d’agir.

C’est le pouvoir de "problématisation" qui est strictement encadré: le discours sur l’emploi et le chômage limite le champ des possibles, il définit ce qui est légitime est ce qui ne l’est pas, il définit les contours de l’action possible.

 
Le rôle de l’État

Foucault affirme que la théorie et la pratique libérales sont mues par la volonté de réduire autant que possible l’intervention de l’État sur les gouvernés. Mais il faut ajouter immédiatement qu’elles travaillent, parallèlement, à la généralisation du gouvernement de l’entreprise sur l’ensemble des relations sociales et que l’État même assume, sollicite et organise la généralisation de comportements du "capital humain" dans tous les domaines de la société. L’État, comme souvent dans l’histoire du libéralisme, loin d’être une force externe et hostile à l’homo oeconomicus et à ses lois, est l’institution qui initie, expérimente, met en place et diffuse des nouvelles modalités de gouvernement de conduites. C’est l’État qui semble expérimenter (au moins dans le cas de ce conflit) de façon la plus accomplie la mise en ouvre des nouvelles modalités de gouvernement et qui gère le mieux l’hétérogénéités, les frictions, les jonctions des différents dispositifs (économique, juridique, social, de production des signes, des discours et de savoirs). On pourrait même dire que l’État s’adapte plus vite que d’autres institutions à la nouvelle distribution du langage action et du langage fiction, puisque il agit à partir d’un point de vue générale, qui semble encore faire défaut (dans le cas de ce conflit) au gouvernement de l’entreprise.

De toute façon, nous pouvons affirmer que la gestion du conflit de la part du Ministre de la Culture Donnedieu de Vabre nous a montré avec quels obstacles, avec quelles frictions, avec quelles complémentarités la logique du gouvernement de l’entreprise s’agence avec la logique du gouvernement étatique.

L’intelligence et le cynisme du Ministre de la Culture, nommé après l’éviction du ministre en charge d’Aillagon pendant la première année de conflit, a été de participer activement à l’organisation de la construction du marché culturel en exploitant la nouvelle distribution des pouvoir (langage action et langage fiction) dans la mise en place des politiques culturelles.

Pour rendre compte de la transformation des modalités de gouvernement à l’intérieur de l’administration, nous allons privilégier quelques modalités d’action.

Le dispositif juridique et administratif du Ministère de la culture se restructure par rapport à des nouvelles finalités: la construction et l’imposition de la logique du marché dans un domaine, comme celui du spectacle vivant, où elle était marginale ou absente.

Le Ministre de la culture a mis en oeuvre "la politique de l’emploi culturel" qui subordonne l’octroi des subventions et des financements aux compagnies à la capacité de ces mêmes compagnies de produire de l’emploi stable et à plein temps. Les structures qui ont les moyens de payer de salariés permanents survivront, les autres sortiront du marché de l’industrie culturelle. Elles iront grossir le "trop" qu’il faut faire passer dans le RMI, la précarité, etc . Cette mesure est celle qui s’attaque le plus directement à la figure hybride de l’employeur/employé. Un principe économique prend la place d’un critère politique et devient l’étalon de l’activité artistique et culturelle.

Les contrôles administratifs des petites compagnies, planifiés centralement par l’État, l’intervention policière et les gardes à vue pour décourager tous les "fraudeurs" qui n’utilisent pas l’assurance-chômage dans les limites de la "normalité", mais qui en élargissent la fonction jusqu'à inclure la production des projets de vie, de formation et de travail des intermittents, font partie aussi de la logique de "sélection".

La mise en place de l’Allocation fond transitoire qui, en 2005, a permis de «rattraper» 21000 intermittents exclus par les nouvelles règles d’indemnisation introduites par la reforme, suit la double logique d’apaiser le conflit et de casser la continuité du mouvement en favorisant la mise en place de la reforme. Le fond transitoire assure l’accompagnement non pas tellement des intermittents "exclus" du régime d’indemnisation, mais plutôt de donner le temps à la reforme de produire ses effets. L’État non seulement accepte la logique de la reforme, mais, en imposant le contrat à durée indéterminée comme norme et mesure de l’activité culturelle et artistique, en aggrave et approfondie les effets de divisions et d’exclusion du marché du travail. Le langage action du Ministère de la culture poursuit les mêmes objectifs de la "reforme", réduire le nombre d’intermittents, mais en partant des politiques culturelles et pas de l’assurance-chômage. Il énonce et il adopte ici la même logique que le savant Menger. Moins d’intermittents, mais "mieux" payés et "mieux" assurés. Ce que lui permet de trouver un vaste réseau d’alliance, car les seuls acteurs du conflit qui n’acceptent pas la logique discriminatoire de l’emploi (à contrat à durée indéterminée) et les divisions qu’elle produit parmi les organisations des intermittents, sont les coordinations.

 
Conclusions

Michel Foucault définit deux modalités de gouvernement des conduites qui renvoient à deux techniques humaines et à des modalités hétérogènes de gouvernement, les techniques "disciplinaires" et les techniques "sécuritaires".
Il nous semble que dans l’organisation du travail contemporaine ces deux technologies humaines renvoient à leur tour à deux modalités différentes d’assujettissement. L’assujettissement disciplinaire qui, dans l’organisation du travail, peut être représenté par la subordination salariale ("éthique du travail", obéissance, discipline) et l’assujettissement sécuritaire qui peut être représenté par le "capital humain" (éthique de l’implication subjective, du risque, de la prise de décision) ou encore par l’autonomie de l’entrepreneur (être entrepreneur de soi-même). Les deux modalités d’assujettissement que l’on vient d’analyser, celui de la subordination salariale de la force de travail et celui l’autonomie du capital humain ou de l’entrepreneur, loin de s’opposer et de contredire, concurrent à déterminer une nouvelle gestion du pouvoir. Pourtant, les deux cadres normatifs s’opposent pourtant point à point. L’assujettissement salarial pose l’accent sur l’obéissance, la subordination, la discipline, les limites signalées par l’interdit, l’acceptation de son destin de salarié en échange de la sécurisation de la vie, tandis que l’assujettissement du capital humain valorise l’action, la responsabilité, l’autonomie, la capacité de choisir et de décider, la capitalisation individuelle et la volonté de construction de son propre destin. L’assujettissement du "salarié" et l’assujettissement du "capital humain" (ou de l’ "entrepreneur"), la logique néo-libérale du marché et de l’entreprise, d’une part, et la logique de la défense des droits du salariat standard, d’autre part, concurrent à établir un nouveau gouvernement de conduites qui est précisément celui que les comportements et les luttes des intermittents refusent, fuient, détournent, combattent.

L’enjeu de la lutte n’a pas été le déficit économique de l’assurance-chômage du régime de l’intermittence, ni la productivité de l’industrie culturelle, mais le mode de gouvernement des comportements, des conduites d’une "force de travail" mobile qui, s’échappant aussi bien à l’assujettissement salarial que entrepreneurial, combine des éléments, des qualités, des fonctions de l’un et de l’autre dans un nouveau processus de subjectivation, irréductible aussi bien aux comportements du salarié qu’à ceux de l’entrepreneur.



[1] Pierre Michel Menger, qui se targue d’étudier ce domaine depuis trente ans, confond pourtant systématiquement et allégrement ces deux temporalités. Ce dont il est question au fil de ses analyses et préconisations se borne exclusivement à l’"emploi" sans que soit jamais envisagé le "travail".

 

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La construction du marché du travail culturel