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12 2001

Une beauté suspecte quant à sa nature légale?

André Eric Létourneau

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Dans un quartier chaud de la ville portuaire de Hambourg, l'événement 12-18 propose mensuellement des expositions, manœuvres et performances dont le contexte de production vise à éprouver les notions de «validité» et d'institutionnalisation de l'art. À ce titre, la notion même de «matérialité» y est mise à l'épreuve. Dans le passé, l'événement a permis la présentation de plusieurs travaux dont les exigences perceptuelles se situaient au-delà de l'œuvre comme objet. L'événement 12-18 investit un espace unique, un bar alternatif situé au cœur du quartier de Saint-Pauli, hors du circuit traditionnel des galeries d'art plus cossues qui jonchent la ville, tout autour d'un lac artificiel. La programmation du bar alternatif Molotow comporte habituellement une série de concerts nocturnes de musiques post-punk, no wave ou bruitistes. En ce sens, l'initiative des commissaires Michel Chevalier, Anja Hertenberger, Hans-Jürgen Koster et Markus Binner, visant à investir ce lieu d'œuvres interdisciplinaires ou conceptuelles, de manœuvres urbaines ou de performances, relève d'un défi spécifique : rallier le milieu underground à celui des beaux-arts. En ce sens, l'existence perceptuelle de l'événement frôle l'immatérialité par l'éphémérité de sa manifestation. Un événement dure habituellement de midi à dix-huit heures. Le public est alors invité à effectuer un parcours à travers l'espace du bar Molotow.

Chaque commissaire organisateur, également artiste, explore, à travers sa démarche particulière, les modalités possibles de la perception par les sens et par l'esprit. À ce titre, nous pouvons brièvement citer certains travaux d'installations de Chevalier dont l'action repose sur la manifestation de phénomènes ondulatoires traduits par différents dispositifs sonores, lumineux ou cinétiques; les verbatims de listes de noms de Binner, répertoriés suivant un certain ordre dans des espaces-temps circonscrits; et les environnements virtuels informatisés proposant une version rétroactive mais corrompue du réel chez Hertenberger. Enfin, des documents témoignant des éditions précédentes sont régulièrement archivés sur un site web (www.12bis18.de).

Les événements antérieurs organisés par ces commissaires posaient déjà la question de la «légitimité» des œuvres d'art présentées dans un cadre non officiel et non académique. Le 8 avril 2001, la onzième édition de l'événement avait pour titre Schönheit in rechtlicher Fragwurdigkeit? (En français : Une beauté suspecte quant à sa nature légale?) Dans cette édition, pas d'action où l'œuvre soit finalité construite : les fondements des travaux reposaient sur des composantes essentiellement situationnelles. Il s'agissait de véritables manœuvres d'intervention dans le tissu social. Neuf artistes ou collectifs y présentaient des œuvres qui, aux dires des conservateurs, «questionnent les limites morales, juridiques, sociales». Terrorisme non terrorisant, bombes inactives par leur lancement dans l'univers des idées ­– laissant au public la possibilité d'amorcer ces explosifs – là où l'interactivité avec les visiteurs pouvait enfin dévoiler ce potentiel enfouit au cœur même du monde de la matière et des idées. Explosion immatérialisée.

La notion d'explosion constituait d'ailleurs le thème du projet présenté par l'artiste hambourgeois Thomas Thiel. Une série d'objets et de sacs de poudre disposés à même le sol proposait les éléments pour fabriquer une bombe de forte intensité. La séparation préméditée des éléments répartis entre des petits sacs et différents contenants rendait, fort heureusement, la réaction chimique impossible. Le dispositif était là cependant, bombe endormie, mise a la disposition des visiteurs, manuel d'instruction inclus.

L'idée de subversion constituait également le thème de l’action de l'artiste danois Jens Hultquist où les visiteurs étaient invités à incarner les membres masqués du collectif d’artistes Superflex. Le véritable groupe Superflex, vedette de l'art actuel au Danemark, ignorait tout de cette manœuvre. Ce type d'action avait eu des précédents à Hambourg. Quelques années plus tôt, un groupe de musique électronique local avait convié les mélomanes à un concert de The Residents, un collectif étasunien d'artistes multimédias actif depuis le début des années 1970, précurseur de ce qui est devenu un véritable genre. Depuis ses débuts, The Residents est un quatuor dont les membres portent un masque représentant un œil coiffé d'un chapeau melon, monstres hybrides mais humains, artistes observant le public et, par extension, artistes analysant l'état de la culture populaire. La musique des Residents est à cette image : musique pop déconstruite, quelquefois squelettique, ramenée à ses fondements même à travers une esthétique souvent grotesque. Les membres du groupe, anonymes depuis maintenant trente ans, ont été proclamés «le groupe de musique constitué d'inconnus le plus connu» (voir leur site web au www.residents.com). Bien entendu, le concert de Hambourg ne révélait pas la véritable identité des membres des Residents. Et la qualité des musiciens hambourgeois a rendu le traquenard parfait : le public a été dupé. La pièce Superflex de Hultquist représentait-elle une manœuvre d'ubiquité physique, comme celles auxquelles se livre l'artiste multimédia Nato, voyageant physiquement de festivals multimédias en festivals d'art électronique, à des vitesses dépassant celle de la lumière, pour réaliser physiquement et simultanément deux conférences en deux endroits différents de la planète? À quoi s'expose-t-on en conservant l'anonymat? Question intéressante certes en cette époque où le cyberespace permet le clonage par pseudonymes et alter ego comme on remplit les boyaux dans une usine de saucisses. La manœuvre d'Hultquist soulignait cette problématique des identités alternatives, sans toutefois proposer d'hypothèses. En ce sens, l'impact de l'arnaque aurait peut-être gagné en effet si elle avait été exécutée dans un contexte social où le véritable groupe Superflex aurait bénéficié d'une plus grande popularité.

La présentation du film de Rainer Korsen sur la vie d'Helmuth Warnke, Der verratene Traum, constituait une manœuvre plus clairement contextualisée. Durant les années trente, Warnke habitait une banlieue ouvrière de Hambourg. Son adhésion au Parti communiste allemand, durant les années érectiles du national-socialisme, lui valut la déportation vers l'un des premiers camps de concentration nazis. Après la guerre, même scénario : la persécution incessante du gouvernement envers les membres de ce parti valut a Warnke plusieurs périodes d'emprisonnement. Cette histoire fait partie des drames silencieux ancrés à même le tissu urbain de Hambourg dont plusieurs quartiers furent reconstruits après la guerre. Effectuée dans un tel contexte artistique, l'action même de présenter ce documentaire traitant d'un sujet trop souvent passé sous silence par l'histoire officielle confirme le parti pris interventionniste des commissaires Chevalier, Binner et Hertenberger.

Contrairement aux actions mentionnées plus haut, qui se déroulaient principalement entre les murs du Molotow, les dispositifs conceptuels et techniques mis en place par les collectifs danois Kristen Dufour/Lene Desmentik, www.bybillet.dk, New International Underground/Jon Stahn et par les québecois Benjamin Muon et César Saez agissaient plutôt dans l'enchevêtrement complexe de l'environnement urbain. Toutes ces manœuvres mettaient à profit la notion d'intrusion comme fondement du travail artistique. Intrusion radiophonique chez Dufour/Desmentik, qui utilisaient un émetteur FM piratant successivement le cadran radio de différents voisinages de Hambourg pendant plus de trois jours. Sur les ondes, quatre femmes immigrées dans cette ville relataient leur intégration dans ce nouvel environnement. Le témoignage, lancé systématiquement à travers différents quartiers, était audible sur toute bonne radio dans les environs. Des autocollants permettaient aux habitants de chaque voisinage de connaître l'heure et la fréquence d'écoute. Les autocollants délimitaient ainsi l'aire géographique de diffusion. La manœuvre parlait et écrivait sur les murs. Un dépliant comportant les transcriptions et les traductions des témoignages fut publié et disséminé quelques mois plus tard. Dufour a également joué un rôle important dans la programmation du festival en proposant la participation de différents artistes du Danemark à cette édition de l'événement.

L'utilisation d'autocollants et d'interventions textuelles sont également à la base du travail visant à subvertir les espaces publicitaires ou commerciaux de la ville chez New Iinternational Underground/Jon Stahn et dans le travail de César Saez. On assiste ici à une affirmation de la matérialité comme illusion : l'ombre du réel comme support à la subversion. La dissémination et la répétition d'éléments visuels un peu partout dans le quartier chaud de St-Pauli constituent les manœuvres de ces artistes. Des autocollants distribués par New International Underground/Jon Stahn permettent de coller des yeux de bandes dessinées à tout endroit jugé opportun par les visiteurs. Alors, les objets regardés regardent à leur tour. La réalité peut à son tour poser un regard sur notre présence. Ces autocollants aux yeux de mascarade rappellent également la présence d'un au-delà, et par la forme ovide des organes, d'un animisme de caricature. Les yeux sont les fantômes du regardeur, son miroir. Et l'ensemble des interventions créées par le public entretiennent ce palais des miroirs déformants où les affiches publicitaires voient leur message originel deformé en une iconographie grotesque.

À la fois complémentaire et différente par la technique utilisée, l'intrusion systématique d'un graffiti par César Saez dans les espaces publicitaires, exécutée de manière épisodique sur une période de trois jours, souligne le potentiel représentatif des icônes utilisées dans les affiches publicitaires. L'œuvre représente une ode humoristique à la notion de tolérance, dont l'obsession dans les pays dits «libéraux» frise quelquefois le ridicule. Manifestement illégale quant à son exécution, la série de graffitis proposés par Saez comporte les simples mots ES STORT MICH NICHT (ÇA NE ME DÉRANGE PAS). Armé d'un large pinceau et d'un seau de peinture blanche, Saez marque de son slogan une bonne partie de l'ensemble des affiches et des médiacoms, laissant quelquefois libre une association hasardeuse entre l'intervention et les textes allemands imprimés à l’origine sur les panneaux. Cette composante aléatoire révèle des effets souvent comiques, quelquefois radicaux quant à leurs absurdes révélations. Ainsi, sur un panneau prônant la dénonciation d’actes criminels par les citoyens, une photographie représente un texte en allemand, imprimé sur un mur de graffitis : «Si on vous agresse puis on vous bat dans la rue, ne croyez-vous pas qu'il serait votre devoir d'en aviser la police?» Et la réponse de Saez, au bas de l'image, écrite en blanc, tout naturellement : «Ça ne me dérange pas». Si Saez s'est d'abord fié à l'esthétique de la chose durant l'action, le sens se trouve renouvelé pour les germanophones. Frappez-moi? Frappez-moi? Une autre affiche, toujours en allemand, cette fois-ci montrant des vêtements pour petites filles... Au-dessus du visage d’un enfant rieur, les simples mots : «Fillettes!!! Fillettes!!!». Et la réponse, tout en bas : «Ça ne me dérange pas». Par terre, en face du Sex Shop pour touristes dont la vitrine est bourrée d'un assortiment de godemichés de toutes couleurs et de toutes tailles – «Ça ne me dérange pas». Et la station-service Esso qui sert lunch, snack et cigarettes – «Ça ne me dérange pas». Et l'opérette, juste a côté du Musée de cire – «Ça ne me dérange pas». Sur les murs réfléchissants de l'élégant immeuble d'America Online –  «Ça ne me dérange pas». Non, rien ne dérange... «Le confort et l'indifférence» comme le disait Denys Arcand... La saturation extrême créée par la répétition de cette phrase sur tous les panneaux du quartier tient presque du «suspense». On cherche le prochain panneau, curieux d'observer l'effet sans cesse renouvelé de la phrase, de ce processus obsessif de rectitude politique révélant la folie d'un capitalisme faussement tolérant. Si rien ne dérange, est-ce finalement simplement parce qu'il vaut mieux nier l'existence de la complexité de l'environnement, le propulsant au sein du monde virtuel et immatériel? Et, d'un point de vue capitaliste, l'immatérialité serait-elle simplement la représentation de la notion du «rien», de la pure non-existence? Le dialogue d'écriture mis en œuvre par Saez révèle la magnificence de la décadence des «charmes discrets de la bourgeoisie», aujourd'hui métamorphosée en une classe moyenne bien nantie.

Le thème de la langue est traité de façon directe, sinon idiomatique et littérale, par Benjamin Muon. Dans la suite des actions entreprises quelques semaines auparavant à Helsinki lors du festival Exit, Muon exécute une série de trois actions distinctes, néanmoins liées les unes aux autres tant par les matériaux utilisés que par la mise en situation. L'utilisation récurrente d'imposantes langues de bœuf crues évoque la présence d'une sensualité abjecte, une nature morte cinétique, une menace à l'hygiène et à la désinfection, une séduction bactériologie. La manœuvre représente d'emblée le rituel iconoclaste exécuté par un membre de ce que Maurice Blanchot appellerait une «communauté inavouable». Une des action est une traversée, une intrusion dans la rue de la prostitution fermée aux femmes et aux mineurs, la célèbre Herbertstrasse. À l'entrée du passage, fermé aux regards indiscrets par une palissade visant à camoufler le «contenu» des vitrines aux passants de la rue transversale, le groupe de spectateurs qui accompagne l'action doit se séparer. À l'entrée de la rue, Muon, qui tire une laisse faisant suivre deux langues de cheval derrière le groupe met dans la main d'Anja Hertenberger une des cordes : les femmes l'accompagnent pour effectuer un long détour afin de rejoindre, de l'autre côté, le groupe d'hommes qui traverseront la rue de la débauche. Les hommes accompagnent Muon dans la traversée. Un proxénète hurle de fermer les caméras : pas de documentation. Les clients éberlués regardent la scène. Les travailleuses du sexe font acte d'ignorance. Le point de rencontre : une petite place située de l'autre côté de la palissade, où les femmes attendent habituellement leurs maris qui ont recours aux services des prostituées. Mais ici la situation est inversée. Les femmes ayant emprunté un chemin plus long, ce sont les hommes qui attendent. La performance se termine lorsque les femmes rejoignent les hommes et que Muon reprend la deuxième laisse pour repartir effectuer ses autres actions.

Le thème de la circulation des biens et des personnes constituait le fondement de l'œuvre du collectif www.bybillet.com. Un article de la charte universelle des droits de l'homme ne stipule-t-il pas que «toute personne devrait»... À ce titre, l’infrastructure des services publics destinée au transport des citoyens ne devrait-elle pas s'avérer gratuite et libre d'accès? Le transport par réseau routier est devenu l'une des calamités majeures qui afflige l'environnement, comme le soulignait gentiment l'un des personnages d'Eric Rohmer dans le film Le maire, l'arbre et la médiathèque. La promotion et l'accès gratuit d'un réseau de transport en commun demeurent la meilleure solution pour pallier ce problème. Tout comme New International Underground, www.bybillet.dk est un collectif formé par des étudiants de l'école des beaux-arts de Copenhague. Le travail de ces artistes vise la promotion du transport en commun par l'installation, dans différentes stations du métro, d'un système de boîtes permettant à l'usager d'y déposer son ticket encore valide. Ce système permet ensuite aux nouveaux voyageurs de récupérer ces tickets et de bénéficier gratuitement d'un nouveau passage, véritable recyclage de la valeur marchande du transport public qui devrait, suivant une certaine logique environnementale, s'avérer toujours gratuite. La manœuvre, originellement exécutée dans la ville de Copenhague, avait créé des remous médiatiques : suite à l'installation illégale de ces boîtes à l'entrée des stations de métro dans toute la ville, la direction du service de transports en commun décida de convoquer une conférence de presse radiotélévisée l'après-midi même pour condamner le geste artistique. La nouvelle version de cette œuvre présentée à Hambourg comportait l'installation d'une boîte à l'entrée de la station St-Pauli et d'une documentation présentée sous forme d'installation afin de relater l'aventure. On souhaiterait probablement vivre cette expérience au Canada…

Il est intéressant de noter que la majorité des artistes présents dans cette édition de 12-18 ont pu transgresser les frontières éthiques et légales de la ville de Hambourg, sans toutefois rencontrer d'ennuis auprès des autorités. Les manœuvres présentées par l'ensemble des artistes danois, bien que de nature souvent illégale, comportaient rarement des éléments choquants ou des risques suffisamment importants pour attirer l'attention de la police. La question quant aux retombées de ces œuvres dans le tissu social demeure à ce jour insondable : l'art en acte s'inscrit ici dans une série d'actions subversives mais tolérées. La prudence et la ruse mises en œuvre par les artistes et les organisateurs ont empêché la collusion de la police contre l'activité artistique. Il reste à savoir si le mérite artistique de ces actes aurait gagné ou perdu en force si elle avait attiré l'intervention des forces de l'ordre. Cela aurait-il suscité des débats sur une plus grande échelle? Ou, au contraire, cela aurait-il nui à l'ensemble de l'organisation des événements 12-18? Les conséquences demeurent difficiles à évaluer. Les événements 12-18 constituent une composante importante d’un renouveau de la scène des arts alternatifs à Hambourg qui, aux dires de plusieurs, s'était endormie ces dernières années. Ce «renouveau» témoigne peut-être d'une renaissance de l'engagement politique de la communauté de la ville. Si l'Allemagne avait vu, quelques semaines avant cette édition, la tenue de la Journée du chaos à Berlin (journée anarchiste prônant des actions anti-capitalistes radicales), l’ébullition politique entamée par l'instauration d'une mondialisation sauvage pourra peut-être devenir l'amorce d'une explosion potentielle qui, espérons-le, nourrira les activistes politiques vers l'instauration d'un partage équitable du bien commun. Presque toutes les actions présentées dans le cadre de l’édition de 12-18 allaient dans ce sens. Resterait-il maintenant à amorcer la bombe?

 

www.12bis18.de
Ce texte a été publié: ESSE arts + opinions #43: IMMATÉRIALITÉS
(revue@esse.ca, http://www.esse.ca/)